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Je rappelle à titre de mémoire que monsieur Parisi portait toujours autour du cou une longue écharpe de soie blanche pour empêcher les mouvements de sa pomme d’Adam, lorsqu’il faisait semblant de ne pas parler, et que même chez lui, il n’ôtait jamais son chapeau, la tête haute, pour montrer qu’il ne se découvrait devant rien ni personne.

Au début, je n’avais pas encore compris que le Journal des Amis avait mal lu le besoin que je leur notifiais dans ma lettre et qu’ils m’avaient recommandé monsieur Parisi de travers, parce qu’il aidait les personnes par sa méthode à se faire des amis parmi les chaises, les pantoufles et les objets de première nécessité avant d’en venir aux autres, qui posent la question de distance. Ce n’est pas mon cas. Je voulais faire parler Gros-Câlin, parce que je m’amusais parfois à lui adresser la parole et qu’il est normal de se marrer ensemble. Je n’avais aucune illusion de faire parler un python d’une voix humaine, c’était pour faire semblant pseudo-pseudo, comme tous et chacun. C’était dans un but d’animation strictement récréatif. Dès que j’eus compris que monsieur Parisi faisait partie de la sécurité sociale, sa méthode étant reconnue d’utilité publique, et que ses soins étaient très recherchés dans l’agglomération parisienne par un grand nombre de personne, féminin singulier, je cessai d’assister à ces exercices. Je n’avais pas besoin d’être soigné. Tout ce que je voulais, c’était de faire parler mon python d’une voix humaine, pour lui faire illusion.

Au Ramsès, il y a un client, monsieur Jobert, qui m’a entretenu une fois de son psychanalyste au comptoir. C’est une méthode très utile.

— Vous comprenez, il est obligé de vous écouter, il est payé pour ça. Vous le faites asseoir dans son fauteuil, vous le forcez à prendre un bloc et un crayon et à noter ce que vous dites, et il est obligé de s’intéresser à vous, c’est son rôle social, dans la société d’abondance.

Mais au début, je ne manquais pas un cours et je pouvais déjà me faire dire dans le métro des choses polies et agréables.

— Monsieur Durs, à vous. Dites-nous dans quel but vous voulez devenir ventriloque.

— Pour susciter l’intérêt, me faire remarquer. Au Bon Marché, je vois défiler mille personnes par jour qui ne cherchent que de la marchandise, des choses, quoi. En un an, ça fait trois cent mille personnes qui passent à côté, en huit ans, dans les dix millions… Encore, les vendeurs, vous comprenez, établissent des rapports humains, les clients s’adressent à eux, il y a quelque chose, un contact humain, mais à mon échelon… À la Samaritaine, en vingt-cinq ans, j’ai vu passer à côté de moi plusieurs fois toute la population de la France. On croirait que… Mais non. Rien.

— Rien ? fit la poupée.

— Rien. Personne.

— C’est moche, dit la poupée. Vous n’auriez pas pu tirer quelqu’un par la manche ?

— Pour lui dire quoi ? Ce sont des choses qui ne se disent pas.

— C’est la société d’abondance qui fait ça, dis-je. L’expansion. C’est ce qu’on appelle la politique de plein emploi.

–… veut dire quoi ? demanda la poupée, ayant perdu la première syllabe, par suite de l’émotion.

— La politique de plein emploi, ça veut dire que chacun est employé, comme son nom l’indique.

J’ai essayé de rire, mais la poupée m’a mal reçu et il y eut une sorte de râle expiatoire. Expiratoire.

— Plus fort, plus fort ! dit monsieur Parisi. Donnez tout ! Extériorisez. Que ça sorte des tripes, même si ça doit saigner un peu. C’est là qu’elle se trouve, votre vraie voix. Dans les tripes, là où c’est bloqué. Au-dessus, c’est seulement des vocalises. Faites parler la viande. Videz-vous, expirez. L’expiration, tout est là. La vie, c’est l’art d’expirer. Ça pourrit, à l’intérieur, ça s’accumule, ça stagne, ça croupit, ça meurt. En avant, toute. Et ne vous sentez pas ridicules. C’est la poupée qui sera ridicule, elle est là pour ça. Allez-y !

— Je veux dire qu’on ne peut pas exister sans quelqu’un ou quelque chose, dit la poupée. On ne peut pas exister sans être aimé.

— Vous avez remué les lèvres, monsieur Durs, mais ça ne fait rien. Continuez.

— La vérité est que je ne peux plus me supporter. Je manque de quelqu’un, il me manque quelqu’un…

— Les voix d’accès, dis-je. Les voix d’accès, avec X, par les boulevards périphériques.

— Au Bon Marché, c’est tout à fait ça. On ne sait plus si ce sont les objets en circulation ou les autres.

— Il y a surabondance de biens affectifs en non-circulation, dit la poupée. Des bouchons terribles, là, dans la gorge. On voudrait à la fin que ça explose, n’est-ce pas ? Il y a des gaz d’échappement culturels, évidemment, mais on ne peut pas tout demander à la télévision, elle ne peut pas boucher tous les trous à la fois. À l’impossible…

— C’est bien, monsieur Cousin, extériorisez. Monsieur Durs, continuez.

— À la Samaritaine…

— On trouve tout à la Samaritaine ! cria la poupée et elle éclata d’un rire bien français et même politique, car il y avait déjà une Europe unie dans cet effort.

— Oui, les objets en circulation, dit monsieur Durs, c’est-à-dire, qui couvrent tous les étalages. Je rentre chez moi avec tous les autres usagés par le métro, à sept heures moins le quart, heure de pointe. Le plein emploi, comme vous dites, c’est surtout aux heures de pointe que ça se voit chez les usagés du métro et des trains de banlieue.

— Je vis avec un python pour les mêmes raisons de société d’abondance démographique, dis-je. Je me permets de parler de mon python, à propos du métro et des trains de banlieue… Ce que dit monsieur Durs est très juste. Avec un python, vous rentrez chez vous, et vous avez l’impression de voir quelqu’un.

— Très bien, monsieur Cousin, dit monsieur Parisi. N’hésitez pas à nous faire voir votre python.

— Je l’ai supporté jusqu’à présent, dit monsieur Durs, j’ai tenu bon, parce que j’avais de l’espoir, mais à cinquante-sept ans, après quarante ans de plein emploi et même de plus en plus…

— Excellent, messieurs, dit monsieur Parisi.

Vous êtes en progrès. Monsieur Burak, s’il vous plaît. Ce cendrier, là-bas, à votre gauche. Animez-le, venez à son secours…

— Je ne vois pas ce que je viens faire là-dedans, dit le cendrier.

— Nous non plus, lui répondit monsieur Burak, et il rougit de plaisir, car il avait réussi à faire le cendrier sans remuer les lèvres.

— Monsieur Cousin, vous ne nous donnez plus rien ?

— C’est l’égoïsme sacré qui manque. Tenez, il y a un certain monsieur Jalko, que je rencontre dans mon café. On ne se dit rien, en général, mais amicalement. Un jour, il m’a regardé, il a dû voir quelque chose dans mes yeux, une lumière. Alors, il s’est approché de moi et il m’a dit : « Vous pouvez me prêter quatre cents francs ? » Il m’a tendu la main, quoi. Heureusement que je les avais, les quatre cents francs. Maintenant je fais très attention, quand je le vois. Je l’évite. Dès que je l’aperçois sur le trottoir, je traverse. J’ai peur qu’il me les rende. Mais pour l’instant, ça reste entre nous. Il faut faire des efforts.

— Je vous signale d’ailleurs que l’État fait malgré tout quelque chose, dit la poupée. Les mutilés ont droit à des places gratuites.

— D’ailleurs, en ce qui me concerne, je vais bientôt me marier, leur annonçai-je dans un coup de théâtre, en croisant mes bras. Nous prenons le même ascenseur depuis des mois. C’est une jeune fille très romantique et idéaliste, avec l’imagination féerique qu’ils ont là-bas aux îles et vous savez ce que c’est, on a toujours un peu peur de ne pas être à la hauteur. Dans l’ascenseur, ça ne dure que deux, trois minutes, on n’a pas le temps de décevoir, on peut soutenir une réputation. Je ne parle pas de la mienne, je parle de celle de l’amour. Deux ou trois minutes dans un ascenseur rapide – et tout demeure intact. Mais je ne suis pas du tout d’accord avec notre garçon de bureau qui ne croit plus à rien et même pis que ça : qui croit à autre chose. Il ne faut pas jouer à pile ou face avec la vie des gens, avec leurs moyens d’existence. Il y a un grand Français qui a eu une phrase géniale : « Il faut prendre son mal en patience. » Il est certain que si nos pères n’avaient pas eu de patience, on n’y serait pas arrivés. Je parle du revenu national brut, avec tête d’habitant.