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— Monsieur Brocard, à vous.

— L’amitié a joué un rôle énorme, décisif dans ma vie, car c’est incontestablement ce qui vous manque le plus qui vous joue des tours…

Monsieur Brocard était un homme maigre et bien conservé, dans la force de l’usage, qui paraissait très-au-dessus-de-ça. Vous voyez ce que je veux dire ? Il y a des gens qui ont cet air offensé, indigné d’être eux-mêmes, et condamnés à tous les frais de cette injustice. C’est pourquoi, sans le dire à personne, dans mon fort intérieur, où je ne dois rien à personne et où je ne paye pas d’impôts, je l’appelais Brocard-à-perpétuité. J’éprouvai de la sympathie pour lui et une fois, je suis allé lui serrer la main, et je lui dis avec esprit :

— Qu’est-ce que vous voulez, tout le monde ne peut être réséda ou Condor royal des Andes.

Je pense souvent au Condor royal des Andes, à cause de Gros-Câlin, qui en rêve la nuit, à cause des ailes.

Il parut très étonné et plus tard je l’entendis dire à monsieur Parisi :

— Ce monsieur Cousin est un fouille-merde. Il devrait s’occuper de lui-même.

C’était bien dommage, car j’avais l’impression que nous allions devenir amis avec quelqu’un. C’est nerveux, l’angoisse, le manque d’habitude.

À propos de ce propos, j’indique à titre comme ça, sans aucune obligation, qu’en Floride, selon un journal récent, les moucherons arrêtent la circulation sur les routes parce qu’ils viennent s’écraser par millions sur les pare-brise des voitures qui les surprennent en pleine danse nuptiale. Les camions sont même obligés de s’arrêter parce que leurs pare-brise sont couverts de millions de minuscules amours. Les conducteurs des camions ne voient plus rien, ils sont éblouis, aveuglés. J’ai été bouleversé par la quantité d’amour que cela représente. J’ai rêvé toute la nuit d’un vol nuptial avec Mlle Dreyfus. Vers minuit, je me suis réveillé et après, j’ai essayé de rattraper mon rêve, mais je n’ai rêvé que de camions.

Je ne suis donc plus retourné au cours de monsieur Parisi. Pas à cause des moucherons, car cela n’a aucun rapport, mais parce que j’ai compris que le Journal des Amis s’était trompé et qu’ils m’avaient envoyé chez un ajusteur. Je ne veux pas être ajusté à l’environnement, je veux que l’environnement soit ajusté à nous. Je dis « nous » à titre de pluriel, car je me sens parfois très seul.

Ils ont cru que je souffre seulement de manque extérieur, alors que je souffre aussi d’excédent intérieur. Il y a surplus avec absence de débouchés. Je me suis même demandé si monsieur Parisi n’est pas un employé de l’Ordre des Médecins, un membre d’ailleurs artificiel, à cause de ce communiqué signé du professeur Lortat-Jacob, Président de l’Ordre, sur les avortoirs. Monsieur Parisi est en somme dans les prothèses, et c’est très bien, à cause des mutilés et des amputés. Il a une mission culturelle à remplir. L’art, la musique, la réanimation culturelle, c’est très bien. Il en faut. Les prothèses, c’est important. Ça permet de s’ajuster, de s’insérer et ça fait partie de la politique d’utilité publique et de l’état de marche. Mais c’est malgré tout autre chose, surtout quand on pense aux tonnes et aux tonnes d’amour qui viennent s’écraser sur les pare-brise des camions en Californie. Ça existe dans la nature. J’ai renoncé également à faire parler Gros-Câlin d’une voix humaine pour ne pas le démystifier. Le truquage, il y en a marre. J’ai parfois l’impression que l’on vit dans un film doublé et que tout le monde remue les lèvres mais ça ne correspond pas aux paroles. On est tous post-synchronisés et parfois c’est très bien fait, on croit que c’est naturel.

Je venais d’ailleurs de faire à ce moment-là une rencontre importante, celle du professeur Tsourès. Il habite au-dessus de moi avec terrasse. C’est une sommité humanitaire. Selon les journaux, il a signé l’an dernier soixante-douze protestations, appels au secours et manifestes d’intellectuels. J’ai d’ailleurs remarqué que ce sont toujours les intellectuels qui signent, comme si les autres, ça n’avait pas de nom. Il y avait un peu de tout, des génocides, des famines, des oppressions. C’est une sorte de guide Michelin moral, avec trois étoiles qui sont décernées par le professeur Tsourès, quand il y a sa signature. C’est au point que lorsqu’on massacre ou qu’on persécute quelque part mais que le professeur Tsourès ne signe pas, je m’en fous, je sais que ce n’est pas garanti. Il me faut sa signature au bas pour me rassurer, comme pour un expert en tableaux. Il faut qu’il authentifie. Il paraît que c’est plein de faux dans l’art, même au Louvre.

On comprend donc que dans ces conditions et en raison de tout ce qu’il a fait pour les victimes, je me sois présenté. Discrètement, bien sûr, pour ne pas avoir l’air de vouloir m’imposer à son attention, me faire remarquer. Je me suis mis à attendre le professeur Tsourès devant sa porte, en lui souriant d’un air encourageant, mais sans insister. Au début, il me saluait au passage, en soulevant légèrement son chapeau, à cause du bon voisinage. Mais comme il continuait à me trouver sur son palier, le salut devint de plus en plus sec, et puis, il ne me salua plus du tout, il passait à côté, d’un air irrité, regardant droit devant lui. Évidemment, je n’étais pas un massacre. Et même si je l’étais, ça ne se voyait pas de l’extérieur. Je n’étais pas à l’échelle mondiale, j’étais un emmerdeur démographique, du genre qui se prend pour. C’était un homme à cheveux gris qui était habitué à la torture en Algérie, au napalm au Vietnam, à la famine en Afrique, je n’étais pas à l’échelle. Je ne dis pas que je ne l’intéressais pas, qu’avec mes membres extérieurs intacts, je n’étais pas quantité négligeable à ses yeux, mais il avait ses priorités. Je ne faisais pas le poids de malheur, j’étais strictement zéro, alors qu’il était riche d’amour et avait l’habitude de compter par millions, en somme il était lui aussi dans les statistiques. Il y a des gens qui saignent seulement à partir d’un million. C’est l’embarras des richesses. J’ai pleinement conscience d’être une chiure de mouche et une retombée démographique sans intérêt général, et que je ne figure pas au générique, à cause du cinéma. C’est pourquoi je commençais à venir sur le palier avec un petit bouquet de fleurs à la main, pour sortir de l’ordinaire. Ce fut avec résultats, mais alors je m’aperçus que je lui faisais un peu peur, à cause de ma persistance individuelle, malgré tout l’effacement dont j’avais été l’objet. Mais je persistais avec ce qu’on appelle chez les auteurs le courage du désespoir et avec un sourire engageant.