Il faut dire que c’était un mauvais moment dans ma vie. Gros-Câlin traversait une de ses longues périodes d’inertie, Mlle Dreyfus était en congé sans prévenir, la population de Paris avait encore augmenté. J’avais une envie terrible d’être remarqué par le professeur Tsourès, comme si j’étais un massacre, moi aussi, un crime contre l’humanité. Je rêvais qu’il m’invitait chez lui, on devenait amis, et après le dessert, il me parlait de toutes les autres horreurs qu’il avait connues, pour que je me sente moins seul. La démocratie peut être d’un grand secours.
Le professeur Tsourès prenait ainsi pour moi de plus en plus d’importance, j’étais content de l’avoir au-dessus. C’est un bel homme, aux traits sévères mais justes, avec une barbiche grise très soignée. Il suffisait de le voir pour éprouver le respect dans lequel le gouvernement tient à notre disposition des personnages illustres de l’histoire pour nous rappeler que nous sommes quelqu’un.
On se fréquentait déjà ainsi sur le palier depuis des semaines, mon cercle d’amis s’élargissait. Je lui avais préparé le fauteuil velours champagne dans mon salon, et je l’imaginais assis dedans, me parlant de naissance avec vie, et comment on peut y arriver et comment empêcher les dizaines de millions d’avortements qui ne sont pas pratiqués, si bien que les prénaturés viennent au monde sans que soit respecté leur droit sacré à la vie. Je me suis mis à lire les journaux avec attention pour trouver des sujets de conversation, à défaut d’autre chose. Il ne m’adressait toujours pas la parole mais c’était un peu parce qu’on se connaissait depuis si longtemps qu’on n’avait plus rien à se dire. Car ce serait un tort de croire que le professeur Tsourès ne s’intéressait absolument pas à moi parce que je n’étais pas un massacre connu ou une persécution de la liberté d’expression en Russie soviétique. Il était tout simplement préoccupé par des problèmes d’envergure et ce n’est pas parce que j’avais chez moi un python de deux mètres vingt que j’avais droit de me considérer. D’ailleurs, je n’attendais nullement qu’il mette son bras autour de mes épaules, en me jetant un de ces « ça va ? » qui permettent aux gens de se désintéresser de vous en deux mots et de vaquer à eux-mêmes.
Je crois bien que je l’ai fréquenté ainsi pendant des mois et il s’est montré d’une délicatesse extraordinaire. Jamais il ne m’a demandé ce que je faisais là, devant sa porte, ce que je voulais, qui j’étais. Je note ici entre parenthèses et sans aucun rapport direct avec le corps du sujet, mais par souci de sa forme et de sa démarche, que les pythons ne sont pas vraiment une espèce animale, c’est une prise de conscience.
Lorsque les gens passent à côté de vous sans un regard, ce n’est pas en raison d’inexistence, mais à cause des agressions à main armée dans la banlieue parisienne. D’ailleurs, je n’ai pas du tout l’air d’un Algérien.
Je sais également qu’il existe des amours réciproques, mais je ne prétends pas au luxe. Quelqu’un à aimer, c’est de première nécessité.
Mon amitié avec le professeur Tsourès prit fin d’une manière inattendue. Un jour, alors que je l’attendais ainsi sur son palier rayonnant de sympathie, il sortit de l’ascenseur et se dirigea tout droit vers son logis. Je me tenais comme d’habitude un peu à l’écart, le sourire aux lèvres. Je souris beaucoup, j’ai une disposition pour ça, une disposition heureuse. Le professeur prit la clef dans sa poche et, pour la première fois depuis que nous nous fréquentions, il rompit le silence qui s’était établi entre nous.
Il se tourna vers moi et me regarda d’une manière qui indiquait bien qu’il était de mauvaise humeur.
— Écoutez, monsieur, dit-il. Ça fait un mois que je vous trouve presque tous les soirs devant ma porte. J’ai horreur des emmerdeurs. De quoi s’agit-il ? Vous avez quelque chose à me dire ?
Remarquez, j’ai trouvé un truc. Ça a duré ce que ça a duré, mais l’institut des Aveugles me fut d’un grand secours. Tous les soirs, après le travail, je m’y rendais, et je me postais à l’entrée. Vers sept heures, les aveugles commencent à sortir. Avec un peu de chance, je réussissais à m’emparer de six ou sept et à les aider à traverser la rue. On m’objectera qu’aider un aveugle à traverser la rue, ce n’est pas grand-chose, mais c’est toujours ça de pris. En général, les aveugles sont très gentils et aimables, à cause de tout ce qu’ils n’ont pas vu dans la vie. J’en prenais un sous le bras, on traversait, toute la circulation s’arrêtait, on faisait attention à nous. On échangeait quelques mots souriants. Et puis un jour je suis tombé sur un aveugle qui n’était pas diminué du tout. Je l’avais déjà aidé plusieurs fois et il me connaissait. Par une belle après-midi de printemps, je l’ai vu sortir, je courus vers lui et je le pris sous le bras. Je ne sais pas comment il a su que c’était moi, mais il m’a reconnu tout de suite.
— Foutez-moi la paix ! gueula-t-il. Allez faire vos besoins ailleurs !
Et puis il a levé sa canne et il a traversé tout seul. Le lendemain, il a dû me signaler à tous ses copains, parce qu’il n’y en avait pas un qui acceptait de me tenir compagnie. Je comprends très bien que les aveugles ont leur fierté, mais pourquoi refuser d’aider un peu les autres à vivre ?
Je ne sais quelle forme prendra la fin de l’impossible, mais je vous assure que dans notre état actuel avec ordre des choses, ça manque de caresses.
Les savants soviétiques croient d’ailleurs que l’humanité existe et qu’elle nous envoie des messages radios à travers le cosmos.
Nous étions donc sur le palier et il me dévorait du regard, c’était bon, ça me donnait de la présence.
— Et d’abord, qui êtes-vous ?
Le professeur Tsourès avait une voix indignée, elle était indignée une fois pour toutes, comme si elle était tombée en panne à ce ton-là au cours d’une indignation particulièrement grande.
— Je suis votre voisin du troisième étage, monsieur le professeur. Vous savez…
Je ne pus m’empêcher de prendre un air modeste, non sans fierté :
— … Vous savez, celui qui vit avec un python.
J’ajoutai, non sans espoir :
— Les pythons sont des compagnons très attachants et très sous-estimés.
Le professeur me regarda un peu plus attentivement. Il y eut même sur son visage une espèce d’expression joviale.
— Ah c’est donc vous, Gros-Câlin…
— Mais non, rectifiai-je, Gros-Câlin, c’est le nom de mon python. Il ne peut pas se passer de ma compagnie, d’où son attachement. Vous ne connaissez sans doute pas, monsieur le professeur, la solitude du python à Paris. C’est l’angoisse. C’est ce qu’on appelle dans le vocabulaire désespéré une situation, et elle est effrayante. Il y a évidemment, comme chez vous, des massacres et des persécutions dont vous disposez lorsque vous êtes mélancolique et que vous vous sentez seul, mais les pythons ne disposent pas de ces moyens comparatifs. Ils ne sont pas en mesure de se distraire ainsi de leurs situations bien à eux, en appelant à leur secours quelque chose de terrible et de grandiose par le nombre et la quantité. J’ai lu l’ouvrage de Jost sur la Thérapeutique de la solitude, mais pour qu’un python puisse accéder, comme nous, aux consolations de l’humain et souffrir moins d’être lui-même et dans son propre cas, en pensant aux horreurs dont il n’est pas l’objet, il faut d’abord qu’il change de peau, ce que l’Ordre des Médecins n’envisage d’aucune manière, étant là pour juste le contraire, dans un but d’accès indiscriminé par voies urinaires. C’est la spiritualité, le droit sacré à la vie démographique et statistique à l’intérieur du système végétatif, avec bouillon de culture. Les banques du sperme sont également encouragées, avec, au besoin, importation de main-d’œuvre étrangère. Il y a également accession à la propriété avec crédit au logement, clés en main. Bref, Gros-Câlin, ce n’est pas moi.