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C’est un insistant.

— Une manif de quoi ? demandai-je prudemment, car c’était peut-être encore quelque chose de politique.

— Une manif, répéta-t-il, en me regardant avec bonté, pour essayer de me désarmer.

— Quel genre de manif ? Contre qui ? Contre quoi ? Pour quoi ? Il n’y aura pas d’Arabes, au moins ? Ce serait pas des fois un truc politique ou fasciste ? Une manif avec l’aide de Qui majuscule ?

Il hocha la tête avec pitié.

— Pauvre mec, dit-il, non sans sympathie. Tu es comme ton python, tiens. Tu ne sais même pas qu’on s’occupe de toi.

Et il s’en est allé son chemin avec l’air de quelqu’un qui n’a pas d’amour à perdre.

Je n’ai pas besoin d’une « manif » pour me dénouer et me dérouler avec une aisance royale dont je me félicite dans mon petit appartement agréable avec pipe, bon tabac et bienveillance amicale à l’égard de tous les objets familiers qui m’entourent de leur fidélité dévouée. Je souffre simplement d’un surplus américain que je ne parviens pas à écouler sans autre moyen d’expression qu’une discrète publicité clandestine, souriante, dans le genre main tendue. Cette abondance intérieure est telle que j’en viens parfois à imaginer dans mon fauteuil que c’est en moi que le fleuve russe Amour du même nom prend sa source souterraine. Je n’ai pas encore été découvert, et seule Mlle Dreyfus a senti sa présence, parce que chez les Noirs, le flair est particulièrement développé. Ils sentent beaucoup plus que nous, à cause des conditions de survie dans les forêts vierges et les déserts où les sources de vie sont rares et profondément cachées. Lorsque je lui dis dans mes pensées, car je m’exerce en vue de cette grande explication entre nous avec opération à cœur ouvert, au cours de notre future escale à l’hôtel Oriental à Bangkok dont je possède déjà le prospectus : « Irénée, je voudrais tout vous donner, j’ai en moi un surplus de biens affectifs inépuisable et certains géographes soupçonnent même que c’est en moi que se trouvent les sources du grand fleuve Amour »… J’interromps ici mon cours, au sens non majestueux, au sens cours, enseignement, que j’aurai peut-être l’occasion de donner un jour au Collège de France lorsque les pythons seront enfin reconnus comme dignes d’intérêt, dans leur existence relative, par cette illustre assemblée et la civilisation qui en découle.

Tout ce que j’exige impérieusement, avec sommation et hurlements intérieurs qui ne dérangent pas les voisins, c’est quelqu’un à aimer : je suppose que c’est ça qu’on appelle une société d’affluence. On comprend donc que tout cela n’était pas facile à dire à un homme aussi bien articulé que le professeur Tsourès, qui est agrégé de tout et qui n’aimait peut-être pas la viande rouge qui saigne sur le palier dans votre assiette et n’avait sans doute pas l’expérience des grands fleuves russes, nécessaire pour comprendre un tel goutte-à-goutte. Moi et lui, c’était le cru et le cuit, et c’est là tout le vrai problème du vrai langage, lequel est inaudible. Il avait d’ailleurs déjà introduit la clé dans la serrure, car c’était seulement une clé comme ça, pour les serrures préparées d’avance et d’un commun accord.

Et maintenant, il ne me reste plus, pour me dérouler entièrement sous vos yeux, qu’à conclure, en disant que si le professeur Tsourès acceptait d’accueillir ma souris et veiller sur elle, non seulement cela aurait créé entre nous une amitié extraordinaire, mais je me sentirais enfin débarrassé de moi-même, car il m’arrive souvent de me sentir de trop, comme tous ceux qui se sentent pas assez.

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, moi, de votre souris ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Il était en colère. Je n’en étais pas mécontent, j’étais même ému de voir que notre amitié se nouait déjà sur un mode passionnel.

— Et puis, pourquoi moi ? Pourquoi c’est moi que vous venez trouver avec votre souris ? Ça veut dire quoi ? Je n’ai pas de temps à perdre. Je suis poli, parce que vous êtes un voisin, mais j’ai d’autres chats à fouetter que m’occuper de votre souris, croyez-moi.

Je pouffai.

— Excusez-moi, bégayai-je. C’est cette façon spirituelle que vous avez de…

Je riais et je riais et je me tordais.

— … De penser tout de suite aux chats à propos d’une souris…

Je ne suis pas du tout haineux, mais ça fait quand même du bien de rire.

— Dites donc…

Il était devenu blême. Même le foulard qu’il portait autour du cou était devenu plus gris, sur ce fond plus blanc.

— Vous vous foutez de moi ! Fasciste ? Occident ? Vous venez faire de la provocation ?

J’ai eu peur. J’étais en train de perdre un ami. Ses yeux lançaient des foudres. Je m’excuse de prendre un ton littéraire élevé, ce n’est pas d’habitude mon genre, car il y a longtemps que le style ne fait pas son travail, ce n’est pas le papier d’emballage qui compte et moi, je crois à l’intérieur. Je cherche à garder ici un ton nudiste, humain, démographique. Les hauteurs ont perdu contact.

— Vous êtes un homme universellement généreux, balbutiai-je. Je ne sais pas quoi faire de la souris blanche que je cache chez moi. Je dis « cache », car tout est contre les souris pour cause de faiblesse.

— Et votre python, qu’est-ce qu’il mange ? Des souris, non ? Eh bien, alors ?

Il fit un pas en avant, les mains dans les poches, le gilet en avant également, le pardessus en arrière. Mégot, barbe, cache-nez et chapeau. Serviette sous le bras, bourrée de justice et de droits de l’homme. Je note scrupuleusement. Il n’était plus en colère du tout, il avait même l’air goguenard.

— Vous le nourrissez bien, votre python ? Et qu’est-ce qu’il bouffe ? Des souris, voilà. Vous ne vous en sortirez pas, jeune homme ! C’est la nature !

— Je n’y peux rien, dis-je. Je fais faire ça par quelqu’un d’autre. Je viens chercher du secours, c’est tout. Il y a une mortalité terrible chez les sentiments.

— Vous parlez un français très curieux, dit-il.

— Je cherche à faire une percée, c’est tout. On peut déboucher sur quelque chose d’autre, qui sait. Notre garçon de bureau dit que les mots ont été dressés spécialement pour préserver l’environnement. On peut entrer, à cause du droit sacré à la vie, mais une fois là, on ne peut plus sortir. Je ne sais pas si vous avez déjà tenu dans le creux de la main une souris sans protection, et puis, évidemment, vous avez des millions d’hommes qui crèvent de faim, ça soulage immédiatement. Je conclus, pour me présenter, que la télévision permet à tous et chacun de se consoler avec des atrocités sans compter. Il y a cinquante mille Éthiopiens qui viennent encore de mourir de faim, pour détourner notre attention, je sais, mais ça ne me fait pas de l’effet, je veux dire, je me sens aussi malheureux qu’avant. C’est mon côté monstrueux.

Il se radoucit.

— Vous avez bien quelques amis ?

— J’en aurais eu certainement mais les gens ont horreur des pythons et je ne peux pas abandonner une bête en difficulté. Je suis comme je suis. C’est une question d’extra-terrestres, ce que l’on appelle aide extérieure, avec impossible.

Il me mit la main sur l’épaule mais sans condescendance, car c’était un homme habitué à faire preuve de sympathie et de tolérance.

— Écoutez, mon petit, je comprends, je comprends très bien, mais je ne peux pas me laisser envahir. C’est un très petit appartement. Je ne peux pas vous prendre chez moi mais je viendrai vous voir chez vous un de ces jours. Tenez bon. Il faut avoir confiance. Évitez de rester seul. Tâchez de vous faire des amis.