D’ailleurs, si Jean Moulin et Pierre Brossolette ont été pris, c’est parce qu’ils se sont manifestés dehors, parce qu’ils sont allés à des rendez-vous extérieurs.
Une autre fois, dans le même ordre de choses, j’ai pris à la porte de Vanves un wagon qui s’est trouvé être vide, sauf un monsieur tout seul dans un coin. J’ai immédiatement vu qu’il était assis seul dans le wagon et je suis allé bien sûr m’asseoir à côté de lui. Nous sommes restés ainsi un moment et il s’est établi entre nous une certaine gêne. Il y avait de la place partout ailleurs alors c’était une situation humainement difficile. Je sentais qu’encore une seconde et on allait changer de place tous les deux mais je m’accrochais, parce que c’était ça dans toute son horreur. Je dis « ça » pour me faire comprendre. Alors il fit quelque chose de très beau et de très simple, pour me mettre à l’aise. Il sortit son portefeuille et il prit à l’intérieur des photographies. Et il me les fit voir une à une, comme on montre des familles d’êtres qui vous sont chers pour faire connaissance.
— Ça, c’est une vache que j’ai achetée la semaine dernière. Une Jersey. Et ça, c’est une truie, trois cents kilos. Hein ?
— Ils sont beaux, dis-je, ému, en pensant à tous les êtres qui se cherchent sans se trouver. Vous faites de l’élevage ?
— Non, c’est comme ça, dit-il. J’aime la nature.
Heureusement que j’étais arrivé parce qu’on s’était tout dit et qu’on avait atteint un point dans les confidences où il allait être très difficile d’aller plus loin et au-delà à cause des embouteillages intérieurs.
Je précise immédiatement par souci de clarté que je ne fais pas de digressions, alors que je m’étais rendu au Ramsès pour consulter l’abbé Joseph, mais que je suis, dans ce présent traité, la démarche naturelle des pythons, pour mieux coller à mon sujet. Cette démarche ne s’effectue pas en ligne droite mais par contorsions, sinuosités, spirales, enroulements et déroulements successifs, formant parfois des anneaux et de véritables nœuds et qu’il est important donc de procéder ici de la même façon, avec sympathie et compréhension. Il faut qu’il se sente chez lui, dans ces pages.
Je note également que Gros-Câlin a commencé à faire sa première mue chez moi à peu près au moment où je me suis mis à prendre ces notes. Bien sûr, il n’est arrivé à rien, il est redevenu lui-même, mais il a essayé courageusement, et il a fait peau neuve. La métamorphose est la plus belle chose qui me soit jamais arrivée. Je me tenais assis à côté de lui, en fumant une courte pipe, pendant qu’il muait. Au-dessus, sur le mur, il y a les photos de Jean Moulin et de Pierre Brossolette, que j’ai déjà mentionnés ici en passant, comme ça, sans aucun engagement de votre part.
Mais ainsi que le dit le docteur Tröhne dans son manuel sur les pythons « il ne suffit pas d’aimer un python, il faut encore le nourrir ».
J’allai donc consulter l’abbé Joseph, à cause de ce problème de chair vivante. Nous eûmes une longue explication au Ramsès, autour d’une bouteille de bière. Je bois du vin, de la bière, je mange surtout des légumes, des pâtes, très peu de viande.
— Je refuse de nourrir mon python de souris vivantes, voilà, lui dis-je. C’est inhumain. Et il refuse de bouffer autre chose. Avez-vous déjà vu une pauvre petite souris face à un python qui va l’avaler ? C’est atroce. La nature est mal faite, mon père.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, dit l’abbé Joseph, sévèrement.
Car il va sans dire qu’il ne tolère aucune critique à l’égard de son python à lui.
— La vérité est, monsieur Cousin, que vous devriez vous intéresser davantage à vos semblables. On n’a pas idée de s’attacher à un reptile…
Je n’allais pas me lancer dans une discussion zoologique avec lui sur les uns et les autres, pour savoir qui est quoi, je ne cherchais pas à l’étonner. Il s’agissait simplement pour moi de trancher cette question de nourritures terrestres.
— Cette bête s’est prise d’une véritable amitié pour moi, lui dis-je. Je vis assez seul, bien que décemment. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est, rentrer chez soi le soir et trouver quelqu’un qui vous attend. Je passe ma journée à compter par milliards – je suis statisticien, comme vous savez – et lorsque j’ai fini ma journée, je me sens naturellement très diminué. Je rentre chez moi et je trouve sur mon lit, roulée en boule, une créature qui dépend de moi entièrement et pour qui je représente tout, qui ne peut pas se passer de moi…
Le curé me regardait de travers. C’est le genre de curé qui fait un peu militaire, parce qu’il fume la pipe.
— Si vous aviez adopté Dieu au lieu de vous rouler dans votre lit avec un reptile, vous seriez beaucoup mieux pourvu. D’abord, Dieu ne bouffe pas de souris, de rats et de cochons d’Inde. C’est beaucoup plus propre, croyez-moi.
— Écoutez, mon père, ne me parlez pas de Dieu. Je veux quelqu’un à moi, pas quelqu’un qui est à tout le monde.
— Mais justement…
Je ne l’écoutais pas. Je me tenais là discrètement, avec mon petit chapeau, mon nœud papillon jaune à pois bleus, mon cache-nez et mon pardessus, très correctement habillé, veston, pantalon et tout, à cause des apparences et de la clandestinité. Dans un grand agglomérat comme Paris, avec dix millions au bas mot, il est très important de faire comme il faut et de présenter des apparences démographiques habituelles, pour ne pas causer d’attroupement. Mais avec Gros-Câlin ainsi nommé, je me sens différent, je me sens accepté, entouré de présence. Je ne sais pas comment font les autres, il faut avoir tué père et mère. Lorsqu’un python s’enroule autour de vous et vous serre bien fort, la taille, les épaules, et appuie sa tête contre votre cou, vous n’avez qu’à fermer les yeux pour vous sentir tendrement aimé. C’est la fin de l’impossible, à quoi j’aspire de tout mon être. Moi, il faut dire, j’ai toujours manqué de bras. Deux bras, les miens, c’est du vide. Il m’en faudrait deux autres autour. C’est ce qu’on appelle chez les vitamines l’état de manque.