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Je n’écoutais pas ce que le père Joseph disait, je le laissais faire, il poussait à la consommation. Il paraît que Dieu ne risque pas de nous manquer, parce qu’il y en a encore plus que de pétrole chez les Arabes, on pouvait y aller à pleines mains, il n’y avait qu’à se servir. Moi, j’étais ailleurs, avec mon sourire, qui était content de me revoir. Je me souvenais que l’autre jour, Mlle Dreyfus m’avait dit, un matin, alors que je traversais la comptabilité :

— Je vous ai croisé dimanche sur les Champs-Élysées.

J’étais stupéfait de la franchise, pour ne pas dire la hardiesse, avec laquelle cette jeune femme me manifestait son attention. C’est d’autant plus courageux de sa part que, ainsi que je l’ai déjà dit avec estime et d’égal à égal, c’est une Noire, et pour une Noire, franchir ainsi les distances dans le grand Paris, c’est émouvant. Elle est très belle, avec des bottes en cuir à mi-cuisses, mais je ne sais pas si elle accepterait de partager la vie d’un python, car il ne saurait être question pour moi de mettre Gros-Câlin à la porte. Je me propose de procéder lentement, étape par étape. Je veux que Mlle Dreyfus s’habitue à me voir tel que je suis, qu’elle s’habitue à ma nature, à mon mode de vie. Je n’ai donc pas répondu à ses avances, il me fallait d’abord être tout à fait certain qu’elle me connaissait vraiment, qu’elle savait à qui elle avait affaire.

En dehors de Mlle Dreyfus, j’avais mis Blondine dans une boîte avec des trous pour qu’elle puisse respirer et je l’ai placée tout en haut de l’armoire à linge, hors de portée. Cette question de victuailles tient une place importante dans la vie et des précautions sont indispensables pour éviter un drame de la nature. Chez les pythons, les affinités intuitives sont particulièrement développées, en raison de la sensibilité cachée sous les écailles et il m’est parfois arrivé de trouver, en rentrant dans mon habitat, Gros-Câlin dressé sur la moquette en spirale ascendante vers le tiroir supérieur qu’il ne peut atteindre faute du nécessaire et il doit se contenter d’aspiration comme tout le monde. Il est très beau, et se tient la tête haute devant l’armoire à linge, d’un gris verdâtre qui tourne au beige brunâtre sous le ventre et par endroits, avec un côté sac pour dames faubourg Saint-Honoré, légèrement luisant, et il suit son aspiration d’un regard attentif, un peu glauque, avec profondeur intérieure. Le regard attentif, fixe, dressé sur ses spirales comme un ressort vivant, oscillant légèrement sur sa base dans un but de fascination, tournant la tête d’un mouvement soudain, tantôt à gauche, tantôt à droite, dans l’espoir. C’est l’attitude de l’explorateur anglais scrutant l’horizon et les chutes de Victoria Nyanza, la main en visière et un mouchoir sur la nuque sous le casque colonial, en vue de conquête et de civilisation, que j’ai beaucoup lu quand j’étais petit.

J’ai fait voir au vétérinaire du Muséum une tache noire gris-noir, une erreur de la nature, dont Gros-Câlin a bénéficié sous le ventre, côté gauche, et le vétérinaire m’a dit avec humour que cela lui aurait donné une grande valeur s’il était un timbre-poste. Il paraît que c’est très rare, et la rareté confère. Les fautes d’impression donnent une grande valeur, en raison du calcul des probabilités, qui rend son intrusion très problématique et à peu près impossible, tout ayant été conçu afin d’éviter, justement, l’intrusion de l’erreur humaine. C’est dans ce sens que j’utilise prudemment et pour éviter d’éveiller cruellement les espoirs déçus et douloureux par nature, les expressions comme « erreur humaine » et « fin de l’impossible ». Il ne convient pas de m’accuser aussitôt d’élitisme, car je sollicite l’apparition de l’erreur humaine à son échelon le plus humblement démographique, – je le suis comme je le pense – dans un simple but de naissance, de métamorphose.

Il ne convient d’ailleurs pas de se faire des illusions en raison d’une simple apparition d’une tache gris-noir sous le ventre, côté gauche. L’attente d’une faute d’impression qui conférerait une rareté inouïe et une valeur soudain nouvelle à une émission de sperme, est une simple rêverie de philatéliste, comme les extraterrestres et les soucoupes volantes. Il y a plutôt dépréciation vertigineuse par suite d’inflation et de droit sacré à la vie par voie urinaire.

J’ai également trouvé une fois ou deux Gros-Câlin dressé ainsi en spirale sous le mur vers les portraits de Jean Moulin et de Pierre Brossolette, dans un but aspiratoire ou désespéré, ou simplement par habitude de regarder vers le haut.

Je dois cependant avouer que malgré ma prudence cette affaire de tache éveilla en moi des émotions prémonitoires. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais justement, il y eut aussitôt apparition d’une autre. Un de mes collègues de bureau, Braverman, un collègue très correctement habillé, vint me voir avec un journal à la main. Je ne lis pas l’anglais, étant francophone de culture et d’origine, et fier de l’être, compte tenu de l’apport de la France au passé, dont elle continue à s’acquitter. Il montra cependant l’endroit sur la page et me traduisit une dépêche selon laquelle une grande tache – c’est moi qui souligne – une grande tache vivante organique et en voie de développement – je répète que c’est moi qui souligne en vue d’éviter l’illusion d’une manifestation transcendantale et extra-terrestre, avec apparition d’espoir – une tache, donc, organique, en voie de développement – qui ne cessait de grandir et de s’étendre, était apparue au sol, donc, sur terre – c’est important pour les raisons qu’on imagine – dans le jardin d’une ménagère au Texas. Elle était d’aspect marron – celle de Gros-Câlin était d’un gris-noir, mais il fallait attendre et voir, car la nature fait son chemin lentement, selon les lois qui lui sont propres –, était composée à l’intérieur d’une substance rougeâtre et grossissait à vue d’œil. Elle demeurait rebelle à toutes les tentatives de suppression et de retour à l’ordre des choses. Le journal – je le dis afin de ne pas être accusé de faux prophète – était le Herald Tribune que l’on trouve à Paris pour raisons internationales, en date du 31 mai 1973, l’agence de presse était l’Associated Press, et le nom de la ménagère était madame Marie Harris. Je n’ai pas noté le nom de la petite localité du Texas où eut lieu l’apparition, afin de ne pas avoir l’air de vouloir limiter les choses. J’ajoute également aussi sec et sur le même ton que je ne suis pas idiot, je sais parfaitement que Jésus-Christ n’est pas apparu d’abord comme une tache ni au jardin ni au-dessous du ventre à gauche et je sais que la confusion avec manifestation d’espoir est caractéristique des états latents et prénataux. Je suis mué ici uniquement par un souci scientifique de rendre compte de la vie d’un python à Paris dans son cadre démographique et avec ses besoins. C’est un problème qui dépasse celui de l’immigration sauvage.

Le journal disait en anglais que la tache mystérieuse, spongieuse, poreuse, résistait à tous les efforts de madame Marie Harris pour s’effacer et être tranquille et que personne ne savait quelle était l’origine de ce nouvel organisme vivant.