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Je suppose que Braverman, qui ne peut pas me souffrir, bien qu’il le cache sous une attitude d’habileté parfaitement indifférente, me traduisit cet article dans un but péjoratif et parfaitement insultant à mon égard, pour m’informer de la venue au monde d’un autre organisme spongieux, poreux et rougeâtre à l’intérieur, dont la présence et le besoin échappaient à l’entendement. S’il voulait m’humilier, il s’est trompé complètement dans son ironisme. Cet organisme inconnu, soudain et sans précédent, était sans aucun doute une erreur qui se glissait dans le système en vigueur, une tentative d’acte contre nature, et dès que cela m’apparut sous ce jour je fus pris d’espoir et d’encouragement à aspirer. Il ne s’agissait pas de toute évidence d’une simple verrue, ainsi que Braverman le suggéra avec mépris, bien qu’il ne faille pas cracher sur les verrues non plus.

On ne pouvait pas dire ce que c’était : les savants du Texas étaient formels dans leur ignorance. Or, s’il est une chose, justement, qui ouvre des horizons, c’est Y ignorance. Lorsque je regarde Gros-Câlin, je le vois lourd de possibilités à cause de mon ignorance, de l’incompréhension qui me saisit à l’idée qu’une telle chose est possible. C’est ça, justement, l’espoir, c’est l’angoisse incompréhensible, avec pressentiments, possibilités d’autre chose, de quelqu’un d’autre, avec sueurs froides.

On ne peut évidemment pas crever de peur sans avoir des raisons d’espérer. Ça ne va pas sans l’autre.

J’attendis que Braverman soit parti pour courir aux toilettes afin de m’examiner des pieds à la tête. La plupart des gens à la suite de cette tache avaient peur, parce que tout le monde a peur du changement, pour cause d’habitude et d’inconnu. On aura cependant compris que je ne pouvais pas avoir plus peur qu’auparavant, ce n’était pas possible. Je ne reviendrai pas là-dessus, mais élever chez soi dans Paris un python de deux mètres vingt, tout en offrant refuge dans la clandestinité à Jean Moulin et Pierre Brossolette, est une chose difficile, comme tout le monde.

Le journal annonça du reste le lendemain que le phénomène du Texas n’était pas nouveau et qu’il s’agissait d’un début en vue d’un champignon.

Je note cet épisode pour bien marquer que je suis porté à l’optimisme et que je ne me considère pas comme définitif mais en position d’attente et d’apparition éventuelle.

Pour éviter toute confusion et reprendre notre cours régulier après ce nœud, j’ajoute que les chutes de Victoria Nyanza se trouvent aujourd’hui en Tanzanie.

Continuant à décrire mes habitudes et mon mode de vie chez moi, après ce problème de nourriture qui a été résolu avec le secours de la religion, comme on verra dans un instant, je remarque que je me rends parfois chez les bonnes putes, et j’emploie ce mot dans son sens le plus noble, avec toute mon estime et ma gratitude, lorsqu’on prend soin de moi. Je me sens soudain au complet quand j’ai deux bras de plus. Il y en a une, Marlyse, qui me regarde dans les yeux, lorsqu’elle s’enroule autour de moi, et qui me dit :

— Mon pauvre chéri.

J’aime. J’aime qu’on me dise mon pauvre souris… chéri, je veux dire. Je sens que je fais acte de présence.

Elle ajoute souvent :

— Enfin, tu as un regard. Au moins, avec toi, on se fait regarder. C’est pas seulement l’endroit. Allez, viens que je te lave le cul.

Il se pose ici un problème extrêmement délicat et gênant, que je suis bien obligé de soulever dans le cadre de cette étude. On me dit que ce n’était pas comme ça autrefois. La patronne du tabac rue Vialle, à qui je m’en suis ouvert, offrit une explication :

— C’est à cause des roses. Leurs feuilles sont roses comme les pétales du même nom, d’où image poétique, feuille de rose. C’était moins demandé de mon temps, mais le niveau de vie a augmenté, à cause de l’expansion et du crédit. Les richesses sont mieux réparties et plus accessibles. Oui, c’est le niveau de vie qui fait ça. Tout augmente et l’hygiène aussi. Les gâteries réservées aux privilégiés sont mieux réparties, on accède plus facilement. Et puis, il y a la prise de conscience, la banalisation, la rapidité, aussi, pour aller droit au but sans complications. De mon temps, par exemple, une jeune femme vous demandait avec tact pour suggérer : « Je te lave, mon chéri, ou tu le fais toi-même ? » et ça se passait debout, au-dessus du lavabo, elle vous savonnait la verge et vous l’amusait en même temps, pour l’accélérer. C’était très rare qu’elle vous lave le cul d’autorité, c’était pour les privilégiés. Maintenant, c’est l’hygiène avant tout, parce que ça fait assistante sociale et prise de conscience. Elle vous fait asseoir sur le bidet et vous lave le cul d’office, parce que le niveau de vie est monté et c’est accessible à tous. Vous pouvez vous informer : c’est venu seulement il y a quinze, vingt ans, avec l’accessibilité générale de tous aux fruits du travail et de l’expansion. Avant, jamais une pute ne vous savonnait l’anus. C’était exceptionnel, pour les connaisseurs. Maintenant, tout le monde est connaisseur, on sait tout, à cause de la publicité, on sait ce qui est bon. La publicité met la marchandise en valeur. Le luxe, la feuille de rose, c’est devenu de première nécessité. Les filles savent que le client exige la feuille de rose, qu’il est au courant de la marchandise, de ses droits.

C’est possible, mais je n’y arrive pas à m’habituer à cause de mes problèmes de personnalité. Je ne demande pas à être traité comme un être différent, au contraire, mais j’éprouve de la dépréciation, de la déperdition, je me sens terriblement banalisé lorsque Claire, Iphigénie ou Loretta me fait asseoir sur le bidet et commence à me savonner le cul, alors que je viens là pour avoir de la compagnie féminine. Je suis donc de plus en plus tenté de me débarrasser de mon python qui écarte de moi les valeurs féminines authentiques et permanentes, en vue de vie à deux. Mais cette décision à prendre devient chaque jour plus difficile, car plus je suis anxieux et malheureux, et plus je sens qu’il a besoin de moi. Il le comprend et s’enroule autour de moi de toute sa longueur et de son mieux, mais parfois il me semble qu’il n’y en a pas assez et je voudrais encore des mètres et des mètres. C’est la tendresse qui fait ça, elle creuse, elle se fait de la place à l’intérieur mais elle n’est pas là, alors ça pose des problèmes d’interrogation et de pourquoi.

Ce qui fait que ça s’enroule et ça s’enroule et il y a des jours que Gros-Câlin fait tant de nœuds qu’il n’arrive plus à se libérer de lui-même et ça donne des idées de suicide, à cause de l’œuf de Colomb et du nœud gordien. Pour illustrer l’exemple, même une bonne paire de chaussures sous tous rapports a ce problème, lorsqu’on tire sur un bout du lacet et ça fait seulement un nœud de plus. La vie est pleine d’exemples, on est servi. Par exemple, justement, une délicatesse élémentaire m’empêche de m’approcher de Mlle Dreyfus en roulant un peu les épaules et enfonçant ma chemise sous la ceinture du pantalon avec naturel et lui proposer de sortir, comme ça, droit dans les yeux, un vrai mec qui prend des risques et tire sur le bout du lacet sans savoir ce que ça donnera et si ça fera peut-être seulement un nœud de plus. Je pose donc qu’une délicatesse élémentaire m’empêche de faire des avances directes sans détour à Mlle Dreyfus, car elle serait blessée dans son sentiment d’égalité, elle croirait que je suis raciste et que je me permets de lui proposer un bout de chemin parce qu’elle est une Noire et que donc « on peut y aller, on est entre égaux » et que j’exploite ainsi notre infériorité et nos origines communes.