Выбрать главу

On me dira qu’en tirant parfois sur le bout du lacet tous les nœuds se défont comme ça d’un seul coup crrac ! comme en mai 68, mais en mai 68 j’ai eu tellement peur que je ne suis même pas sorti de chez moi pour aller au bureau, j’avais peur d’être sectionné, coupé en deux ou trois ou quatre comme au music-hall dans le numéro d’illusionnisme où ça fait une forte impression mais où le lacet est enfin montré exactement comme il était auparavant.

Je ferai également remarquer pour la dernière fois sans me fâcher sérieusement, au cas où ce serait là un test psychologique en vue de mon plein emploi et de promotion sociale, que je ne dévie nullement de ma direction de marche, dans le présent ouvrage sur les pythons, car j’avais commencé à parler avec le père Joseph du problème de nourritures terrestres pour Gros-Câlin, ce que je continue à faire.

Il n’y a en effet rien de plus apaisant et délicieux qu’un besoin naturel satisfait. L’autre jour, j’en ai fait l’expérience. Je me suis pris moi-même dans mes bras et j’ai serré. J’ai refermé mes bras autour de moi-même et j’ai serré très fort, pour voir l’effet affectueux que ça fait. Je me suis serré dans mes bras avec toute la force dont je suis capable, en fermant les yeux. C’est très encourageant, un avant-goût, mais ça ne vaut pas Gros-Câlin. Lorsqu’on a besoin d’étreinte pour être comblé dans ses lacunes, autour des épaules surtout, et dans le creux des reins, et que vous prenez trop conscience des deux bras qui vous manquent, un python de deux mètres vingt fait merveille. Gros-Câlin est capable de m’étreindre ainsi pendant des heures et des heures, et parfois il lève seulement la tête du creux de mon épaule, l’écarte un peu, se tourne vers mon visage et me regarde dans les yeux fixement, en ouvrant largement sa gueule. C’est sa nature qui fait ça. Cette question de nourritures terrestres devrait figurer au premier plan de nos satisfactions. C’est précisément dans le but de ces quelques conseils utiles que je rédige le présent traité zoologique.

Une fois, alors que Gros-Câlin avait encore plus que d’habitude besoin de donner sa tendresse et son amitié à quelqu’un, je m’étais mis ainsi debout sur la moquette, les bras étroitement enlacés autour de moi-même, comme pour aider mes deux mains à se joindre et à se serrer, lorsque j’entendis un bruit derrière moi. C’était madame Niatte avec sa clé, son seau d’eau et son balai. Madame Niatte, ou Gnatte, comme ça se prononce, est ma concierge, qui fait aussi le ménage. Elle me regardait avec une stupéfaction non dissimulée. Je me dénouai aussitôt par considération pour son incompréhension et ses habitudes.

— Eh ben, ça alors…

C’est une Française.

— Eh ben, vraiment…

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ça fait combien de temps que vous êtes comme ça, debout en pyjama, à vous tenir dans vos bras au milieu de la pièce ?

Je haussai les épaules. Je ne pouvais pas lui expliquer que je faisais des exercices affectueux pour me préparer à une longue journée dans l’environnement. Il y a des personnes qui en sont si loin qu’elles ne le sentent même pas.

— Et alors ? C’est du yoga.

— Yo… ?

— … Ga. Je m’étreins.

— Vous vous… ?

— Je m’étreins, c’est dans le dictionnaire. Ça existe, je ne l’ai pas inventé. C’est la communion avec quelqu’un, quelque chose. Ce sont ce qu’on appelle, en langage courant, des exercices affectueux. On s’étreint.

— On…

— C’est la dernière position qu’on a recours à, dans le yoga, quand on s’est déjà mis dans toutes les positions et qu’il reste plus rien. Vous trouvez tout ça sur les affiches de comment vivre dans le grand Paris – les secouristes, et tout ça. Le bouche-à-bouche.

— C’est bon pour quoi ?

— C’est bon pour la qualité de la vie.

— Ah bon.

— Oui, la vie, ça demande de l’encouragement.

Je suis obligé de la ménager, de ne pas la perturber à cause de Gros-Câlin. Il est très difficile de trouver une personne qui accepte de faire un appartement où il y a un python en liberté. Les pythons sont très mal vus des autres. Les gens n’aiment pas se sentir méprisés ou accusés, alors qu’ils ne sont pas de leur faute.

Avant madame Niatte, j’avais une femme de ménage portugaise, à cause de l’augmentation du niveau de vie en Espagne. La première fois qu’elle devait venir, je suis resté à la maison pour ne pas lui faire peur et l’habituer à Gros-Câlin. Mais quand elle est montée, je ne trouvais Gros-Câlin nulle part. Il aime se couler dans toutes sortes d’endroits inattendus. Je fouillai partout : rien, pas trace. Je commençais déjà à m’affoler, avec angoisse et confusion, c’était la panique, j’étais sûr qu’il m’était arrivé quelque chose. Mais je fus vite rassuré. À côté de ma table de travail, il y a un grand panier pour mes lettres d’amour. Je les jette toujours là, après les avoir écrites. J’étais occupé à chercher sous le lit, lorsque j’entendis la Portugaise pousser un hurlement affreux. Je me précipite : mon python s’était dressé dans la corbeille à papier et oscillait aimablement en regardant la brave femme.

Vous n’avez pas idée de l’effet que ça a fait. Elle s’est mise à trembler et puis elle est tombée raide par terre et quand j’ai mis un peu d’Évian dessus, elle a commencé à se tordre et à hululer, les yeux révulsés, je crus qu’elle allait mourir sans arranger les choses. Quand elle a repris son état, elle a couru tout droit à la police et leur a dit que j’étais un sadique et un exhibitionniste. Je dus passer deux heures au poste. La Portugaise ne parlait presque pas le français, à cause de l’immigration sauvage, elle criait « monsieur sadista, monsieur exhibitionnista », et lorsque je dis aux policiers que tout ce que je lui avais montré c’était mon python et que je l’avais même fait venir exprès pour ça, pour qu’elle puisse s’habituer, ils se sont tordus de rire, je n’arrivais pas à placer un mot, c’étaient des hi ! hi ! hi ! et des ho ! ho ! ho !, à cause de l’esprit gaulois. Le commissaire est sorti, en les entendant rire, croyant que c’étaient des brutalités policières dans les journaux. La main-d’œuvre étrangère continuait à gueuler, « sadista, exhibitionnista » et j’ai tout de suite dit au commissaire que j’avais fait venir la personne pour l’habituer à la vue de mon python, mais que celui-ci s’était dressé avec inattendu, sans préméditation de ma part, et qu’il avait plus de deux mètres de long, d’où la surprise. Et voilà que le commissaire aussi commence à pouffer, en essayant de se retenir « pff, pff, » pendant que les flics donnaient tout à fait libre cours à leur joie.

J’étais furieux.

— Bon, si vous ne me croyez pas, je vais vous montrer ça ici-même, dis-je, et là-dessus, le commissaire cesse de rire et m’informe qu’un geste comme ça peut me mener très loin.

C’était un outrage aux mœurs dans l’exercice de leur fonction. Les mœurs aussi ont cessé de rire et me regardaient, il y avait même un Noir parmi eux qui ne riait pas. Ça me fait toujours un peu bizarre de voir un Noir en uniforme francophone, à cause de Mlle Dreyfus, de mes rêves, du doux parler des îles et de la joie de vivre. Mais je n’ai pas molli, je pris dans mon portefeuille ce que mes collègues appellent mes « photos de famille ». J’ai choisi au hasard un instantané de Gros-Câlin couché sur mes épaules, la tête appuyée contre ma joue, c’est la photo que je préfère, parce qu’il y a là comme une fin de l’impossible, avec fraternité entre les règnes.