J’ai d’autres photos de Gros-Câlin, au-dessus de mon lit, à côté de mes pantoufles, sur le fauteuil et je les montre volontiers, pas pour me faire remarquer, mais pour intéresser, tout simplement.
— Voilà, leur dis-je. Il y a là, comme vous voyez, un malentendu. Je ne parle pas de moi, je parle du python ici présent. Cette dame a beau être une étrangère, elle doit tout de même savoir distinguer un python d’un homme et de tout ce qui suit. Surtout que Gros-Câlin a deux mètres vingt de longueur.
— Gros-Câlin ? répéta le commissaire.
— C’est le nom de mon python, lui dis-je.
Les flics ont recommencé à se bidonner et je me fâchai sérieusement, ce qui se traduit chez moi par des sueurs d’angoisse.
J’ai une peur bleue de la police, à cause de Jean Moulin et de Pierre Brossolette. Je me demande même par moments si je n’ai pas adopté un python pour que ça se remarque moins. Pour détourner l’attention. Il est bien connu qu’il n’y a qu’un pas de l’aspiration à l’expiration. Si on venait chez moi, parce que quelque chose dans mon comportement aurait paru bizarre, on verrait immédiatement un python, qui se remarque fortement dans un deux-pièces, et on ne chercherait pas plus loin, surtout que de nos jours, Jean Moulin et Pierre Brossolette, ça ne viendrait à l’esprit de personne. Je suis obligé d’en parler, à cause de la clandestinité, qui est un état naturel dans un agglomérat de dix millions de choses.
Je suis également d’accord respectueusement avec l’Ordre des Médecins, il y a bien une vie avant la naissance, et c’est dans ce but que je leur dédie mes efforts dans ce but.
Le commissaire a montré les photos à l’immigration sauvage et celle-ci a été obligée de reconnaître que c’était bien ce Gros-Câlin-là qu’elle avait vu et pas l’autre.
— Vous savez qu’il faut une autorisation pour garder chez vous un python ? me demanda le commissaire paternellement.
Là, j’ai failli me marrer. Vous pensez bien que je suis en règle. Et pas même de faux papiers, comme sous les Allemands. De vrais, comme sous les Français. Il fut satisfait. Il n’y a rien qui fait plus plaisir à un policier que les papiers en règle. Ça prouve que ça marche, quoi.
— Je voudrais vous demander à titre personnel pourquoi vous avez adopté un python et pas un animal plus comment dirais-je ?
— Plus comment dirais-je ?
— Oui. Plus proche de nous, quoi. Un chien, un joli oiseau, un canari ?
— Un canari ? Plus proche de nous ?
— Ce qu’on appelle justement les animaux familiers. Un python, ce n’est tout de même pas quelque chose qui se prête à l’affection des siens.
— Monsieur le commissaire, dans ces affaires-là, on ne choisit pas, vous savez. C’est des sélectivités affectives. Je veux dire, des affinités électives. Je suppose que c’est ce qu’on appelle en physique les atomes crochus.
— Vous voulez dire…
— Oui. On rencontre, on rencontre pas. Je ne suis pas de ceux qui mettent dans le journal une annonce de vingt lignes qui désire rencontrer une jeune femme de bonne famille, 1 m 67, châtain clair, yeux bleus, petit nez retroussé et qui aime la neuvième symphonie de Bach.
— La neuvième symphonie est de Beethoven, dit le commissaire.
— Oui, je sais, mais il est temps que ça change… On se rencontre, on ne se rencontre pas. C’est comme ça que c’est foutu. En général, l’homme et la femme qui sont prédestinés ne se rencontrent pas, c’est ce qu’on appelle destin, justement.
— Pardon ?
— C’est dans le dictionnaire. Fatum, factotum. On ne peut pas y échapper. Je suis extrêmement renseigné là-dessus. La tragédie grecque. Je me demande même parfois si je n’ai pas des origines grecques. C’est toujours quelqu’un d’autre qui rencontre quelqu’un d’autre, ça fait partie du baccalauréat qui va justement être supprimé à cause de ça.
Le commissaire paraissait perdre pied.
— Vous avez une façon de circuler très curieuse, dit-il. Pardon, une façon de penser circulaire, je veux dire.
— Oui, ça fait des ronds, des anneaux, je sais, dis-je. La première règle d’une démarche intellectuelle saine, c’est de coller à son sujet. On dit « la tragédie grecque », mais on ne dit pas « le bonheur grec ».
— Je ne vois pas ce que la politique vient faire là-dedans, dit le commissaire.
— Absolument rien. C’est ce que j’ai essayé d’expliquer à notre garçon de bureau.
— Ah ?
— Oui. Il a voulu à tout prix m’emmener à une « manif ». Je vous mets ce mot entre guillemets, parce que je ne fais que citer. Je n’y suis pas, je ne m’en mêle pas. C’est des histoires de mue, tout ça, pour faire peau neuve, mais toujours la même, pseudo-pseudo. Le destin, vous comprenez. C’est ça, la Grèce.
Le commissaire n’y était pas du tout, par habitude.
— Vous êtes sûr que vous ne vous emmêlez pas ? demanda-t-il.
— Non. Je connais mon sujet, vous pouvez y aller. Les pythons sont à titre définitif. Ils muent, mais ils recommencent toujours. Ils ont été programmés comme ça. Ils font peau neuve, mais ils reviennent au même, un peu plus frais, c’est tout. Il faudrait les perforer autrement, les programmer sans aucun rapport, mais le mieux, c’est que ce soit quelqu’un d’autre qui programme quelqu’un d’autre, avec effet de surprise, pour que ça réussisse. Il y a eu à cet égard un début de tache au Texas, dont vous avez peut-être entendu parler dans les journaux. On n’avait encore jamais vu ça, ça m’a donné de l’émotion à cause de l’espoir, mais ça s’est éteint. Si quelqu’un d’autre essayait vraiment quelqu’un d’autre, quelque part ailleurs, à cause de l’environnement, – ils appellent ça « cadre de vie », pour que ça se remarque moins – je pense qu’il y aurait peut-être un changement intéressant. Il faut être intéressé. Les pythons ont été programmés avec un désintéressement absolu, comme ça, boum. Je n’y suis donc pas allé, et je ne vous dis pas ça pour me défendre, parce que vous êtes un représentant de l’ordre. Ils devaient être cent mille à manifester de la Bastille au Mur des Fédérés, à cause des traditions, des habitudes, pour ne pas déranger les plis pris, ça aurait fait une longueur de trois kilomètres de la tête à la queue, alors que moi, je m’occupe de deux mètres vingt, la dimension Gros-Câlin, j’appelle ça. Bon, deux mètres vingt-deux, quand il veut bien. Il arrive à gagner deux centimètres quand il fait un effort.
— Il s’appelle comment, votre garçon de bureau ?
— Je ne sais. On s’est pas assez familiarisés. Remarquez, trois kilomètres ou deux mètres vingt, ce n’est pas important, ce n’est pas une question de dimension dans le malheur. J’ai dit au garçon de bureau que la taille n’y fait rien, que c’est toujours un python. C’est la nature.
— Vous avez des idées saines, dit le malheur. Le commissaire, pardon. Si tous les gens pensaient comme vous, on pourrait s’arranger. Les jeunes aujourd’hui manquent de profondeur.
— C’est à cause des rues.
— Des… ?
— Des rues. C’est toujours en surface, la rue, c’est superficiel, dehors, à l’extérieur. Ils font dans les rues. Il faut creuser en profondeur, de l’intérieur, dans le noir, en secret, comme Jean Moulin et Pierre Brossolette.
— Qui ?
— Il était furieux, le garçon de bureau. Il m’a dit que j’étais une victime.
— Il s’appelle comment, ce garçon de bureau ?
— Il m’a dit que mon python, c’était les consolations de l’église et que je devais ramper hors de mon trou et de me dérouler librement au soleil sur toute ma longueur. Enfin, il n’a pas dit ça comme ça, la taille ne l’intéresse pas.