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Il m’a serré la main très vite et il est parti déjeuner. C’est moi qui souligne, pour qu’on voie que je n’ai pas perdu le fil et que ça se tient, c’est justement de cela que je parlais, cette question de nourritures terrestres.

Il fallait donc trouver autre chose pour nourrir Gros-Câlin, je ne voulais pas lui servir des souris et des cochons d’Inde, cela me rendait malade. J’ai d’ailleurs l’estomac très sensible.

C’est ce que j’exposai au père Joseph. On voit donc que je sais parfaitement à chaque instant où j’en suis et c’est d’ailleurs là tout mon problème.

— Je me sens incapable de le nourrir. L’idée de lui donner une pauvre souris blanche à manger me rend malade.

— Faites-lui bouffer des souris grises, dit le curé.

— Grises ou blanches, pour moi c’est la même chose.

— Achetez-en un tas, de souris. Vous les remarquerez moins. C’est parce que vous les prenez une à une que vous faites tellement attention. Ça devient personnel. Prenez-en un tas anonyme, ça vous fera beaucoup moins d’effet. Vous y regardez de trop près, ça individualise. Il est toujours plus difficile de tuer quelqu’un qu’on connaît. J’ai été aumônier pendant la guerre, je sais de quoi je parle. On tue beaucoup plus facilement de loin sans voir qui c’est, que de près. Les aviateurs, quand ils bombardent, ils sentent moins. Ils voient ça de très haut.

Il suça un moment sa pipe pensivement.

— Et puis qu’est-ce que vous voulez que je fasse, dit-il. C’est la nature. Il faut que chacun bouffe ce qui lui tient à cœur. L’appétit, vous savez…

Il soupira, à cause de la famine dans le monde.

Ce qui me bouleverse chez les souris, c’est leur côté inexprimable. Elles ont une peur atroce du monde immense qui les entoure et deux yeux pas plus gros que des têtes d’épingles pour l’exprimer. Moi, j’ai des grands écrivains, des génies picturaux et musicaux.

— C’est très bien exprimé dans la neuvième symphonie de Bach, dis-je.

— De Beethoven.

Un de ces jours, je vais me foutre sérieusement en rogne.

Ils veulent pas que ça change, voilà.

— Grises ou blanches, c’est toujours une question de tendresse, dis-je.

— Vous vous faites des idées. D’ailleurs, si mes souvenirs sont exacts, les pythons ne mâchent pas, ils avalent. Alors, vous comprenez, cette question de tendresse n’intervient pas.

On ne se comprenait pas. Et puis, brusquement, il trouva.

— Faites-le nourrir par quelqu’un d’autre, votre animal.

Je fus tellement étonné de ne pas y avoir pensé moi-même que je fus pris d’angoisse. Il me manquait quelque chose, c’est évident.

Je me taisais en battant des paupières, à cause de l’ahurissement. Toujours cette histoire d’œuf de Saint-Colomb. Je manque de simplicité.

J’ai essayé de me rattraper.

— Quand je parlais de tendresse, tout à l’heure, je ne parlais pas de la qualité de la viande, dis-je.

— Vous souffrez de surplus, dit le père Joseph. D’excédent, si vous préférez. Et je trouve un peu triste, monsieur Cousin, qu’au lieu de le donner à vos semblables, vous le donniez à un python.

On se comprenait de moins en moins.

— Comment, de surplus ?

— Vous crevez d’amour et au lieu de faire comme tout le monde, vous vous attaquez aux pythons et aux souris.

Il a tendu la main au-dessus de l’addition et me l’a mise sur l’épaule.

— Vous manquez de résignation chrétienne, dit-il. Il faut savoir accepter. Il y a des choses qui nous échappent et que nous ne pouvons pas comprendre, il faut savoir l’admettre. Ça s’appelle l’humilité.

Du coup, je pensai au garçon de bureau avec sympathie.

— On ne peut pas, monsieur Cousin, guérir les pythons de la répugnance qu’ils inspirent et les souris de leur fragilité. Vous souffrez d’un besoin qui est mal parti et qui va se perdre je ne sais où. Épousez une jeune femme simple et travailleuse qui vous donnera des enfants et alors, les lois de la nature, vous n’y penserez même plus, vous verrez.

— C’est une drôle de femme que vous me proposez là, lui dis-je. Je n’en veux pas du tout. Qu’est-ce que je vous dois ?

Je disais ça au garçon.

Nous nous sommes levés d’un commun accord et nous nous sommes serré la main. Il y avait là aussi des joueurs de billard mécanique.

— Mais au point de vue pratique, votre solution est toute trouvée, me dit-il. Vous avez bien une femme de ménage ? Elle viendra nourrir votre bestiau une fois par semaine, quand vous n’êtes pas là.

Il hésita un moment. Il ne voulait pas être désagréable. Mais il n’a pas pu s’empêcher, pour sortir.

— Vous savez, il y a des enfants qui crèvent de faim dans le monde, dit-il. Vous devriez y penser de temps en temps. Ça vous fera du bien.

Il m’a écrasé et il m’a laissé là sur le trottoir à côté d’un mégot. Je suis rentré chez moi, je me suis couché et j’ai regardé le plafond. J’avais tellement besoin d’une étreinte amicale que j’ai failli me pendre. Heureusement Gros-Câlin avait froid, j’avais astucieusement fermé le chauffage exprès pour ça et il est venu m’envelopper, en ronronnant de plaisir. Enfin, les pythons ne ronronnent pas, mais j’imite ça très bien pour lui permettre d’exprimer son contentement. C’est le dialogue.

Le lendemain, j’ai couru au bureau une heure plus tôt, quand ils nettoient, pour voir le garçon de bureau, simplement le voir, la tête qu’il a, le visage, ça n’arrive quand même pas tous les jours. Le préposé à l’entrée m’a dit qu’il n’était pas là, qu’il était à l’entraînement. Je n’ai pas voulu demander de quel genre d’entraînement il s’agissait, pour ne pas le savoir.

En revenant, comme d’habitude, je suis allé m’asseoir à côté d’un homme bien, qui m’inspirait confiance en moi-même. Il parut mal à l’aise, le wagon était à moitié vide et il m’a dit :

— Vous ne pourriez pas vous asseoir ailleurs, il y a pourtant de la place ?

C’est la gêne, à cause du contact humain.

Une fois, c’était même drôle, nous sommes entrés ensemble un monsieur bien et moi dans un wagon pour Vincennes complètement vide, et nous nous sommes assis l’un à côté de l’autre sur la banquette. On a tenu le coup un moment et puis on s’est levé en même temps et on est allé s’asseoir sur des banquettes séparées. C’est l’angoisse. J’ai consulté un spécialiste, le docteur Porade, qui me dit que c’était normal de se sentir seul dans une grande agglomération, lorsqu’on a dix millions de personnes qui vivent autour de vous. J’ai lu qu’à New York, il y a un service téléphonique qui vous répond lorsque vous commencez à vous demander si vous êtes là, une voix de femme qui vous parle et vous rassure et vous encourage à continuer, mais à Paris, non seulement les P & T ne vous parlent pas quand vous décrochez, mais vous n’avez même pas la tonalité. Ils vous disent la vérité ces salauds-là, comme ça, froidement, vous n’avez pas de tonalité, rien, et ils font même campagne contre les bordels, à cause de la dignité humaine, qui est apparemment une affaire de cul. C’est la politique de la grandeur qui veut ça. Je n’ai pas besoin de dire que dans mon état je n’ai pas à juger ce qui est bon ou mauvais pour la prospérité de l’avortoir, je ne me permettrais pas de critiquer nos institutions. Quand on est dedans, on ne peut pas être dehors. Je cherche simplement à donner le plus d’informations possible, en vue d’une enquête ultérieure, peut-être. Il y a toujours plus tard des savants qui s’occupent de ça, pour essayer d’expliquer comment c’est arrivé.