Dans ses dernières nouvelles, Lovecraft utilise ainsi les moyens multiformes de la description d’un savoir total. Un mémoire obscur sur certains rites de la fécondation chez une tribu tibéraine dégénérée, les particularités algébriques déroutantes des espaces préhilbertiens, l’analyse de la dérive génétique dans une population de lézards semi-amorphes du Chili, les incantations obscènes d’un ouvrage de démonologie compilé par un moine franciscain à demi-fou, le comportement imprévisible d’une population de neutrinos soumis à un champ magnétique d’inrensité croissante, les sculptures hideuses et jamais exposées en public d’un décadent anglais… tout peut servir à son évocation d’un univers multidimensionnel où les domaines les plus hérérogènes du savoir convergent et s’entrecroisent pour créer cet état de transe poétique qui accompagne la révélation des vérités interdites.
Les sciences, dans leur effort gigantesque de description objective du réel, lui fourniront cet outil de démultiplication visionnaire dont il a besoin. HPL, en effet, vise à une épouvante objective. Une épouvante déliée de toute connotation psychologique ou humaine. Il veut, comme il le dit lui-même, créer une mythologie qui «aurait encore un sens pour les intelligences composées de gaz des nébuleuses spirales».
De même que Kant veut poser les fondements d’une morale valable «non seulement pour l’homme, mais pour toute créature raisonnable en général», Lovecraft veut créer un fantastique capable de terrifier toute créature douée de raison. Les deux hommes ont d’ailleurs d’autres points en commun; outre
leur maigreur et le goût des sucreries, on peut signaler ce soupçon qui a été formulé à leur égard de n’être pas totalement humains. Quoi qu’il en soit, le «solitaire de Königsberg» et le «reclus de Providence» se rejoignent dans leur volonté héroïque et paradoxale de passer par-dessus l'humanité.
Qui se perdra dans l’innommable architecture des temps
Le style de compte rendu d’observations scientifiques utilisé par HPL dans ses dernières nouuvelles répond au principe suivant: plus les événements et les entités décrites seront monstrueuses et inconcevables, plus la description sera précise et clinique. Il faut un scalpe] pour décortiquer l’innommable. Tout impressionnisme est donc à bannir. Il s’agit de construire une littérature vertigineuse; et il n’y a pas de vertige sans une certaine disproportion d’échelle, sans une certaine juxtaposition du minutieux et de l’illimité, du ponctuel et de l’infini.
Voilà pourquoi, dans Les Montagnes hallucinées, Lovecraft tient absolument à nous communiquer la latitude et la longitude de chaque point du drame. Alors que dans le même temps il met en scène des entités bien au-delà de notre galaxie, parfois même au-delà de notr e continuum espace-temps. Il veut ainsi
créer une sensation de balancement; les personnages se déplacenr en des points précis, mais ils oscillent au bord d’un gouffre.
Ceci a son exacte contrepartie dans le domaine temporel. Si des entités distantes de plusieurs centaines de millions d’années viennent à se manifester dans notre histoire humaine, il importe de dater précisément les moments de cette manifestation. Ce sont autant de points de rupture. Pour permettre l’iruption de l’indicible.
Le narrateur de Dans l’abîme du temps est un professeur d’économie politique descendant de vieilles familles «extrêmement saines» du Massachussets. Pondéré, équilibré, rien ne le prédispose à cette transformarion qui s’abat sur lui le jeudi 14 mai 1908. Au lever, il est victime de migraines, mais, cependant, se rend normalement à ses cours. Puis survient l’événement.
«Vers 10 h 20 du matin, alors que je faisais à des étudiants de première année un cours sur les différentes tendances passées et présentes de l’économie politique, je vis des formes étranges danser devant mes yeux et je crus me trouver dans une salle bizarrement décorée.
Mes paroles et mes pensées s’écartèrent du sujet traité, et les étudiants comprirent qu’il se passait une chose grave. Puis je perdis connaissance et m’affaissai sur mon fauteuil, plongé dans une torpeur dont personne ne put me tirer. Il s’écoula cinq ans, quatre mois et treize jours avant que je retrouve l’usage normal de mes facultés et une vision juste du monde.»
Après un évanouissement de seize heures er demie, le professeur reprend en effet connaissance; mais une subtile modification semble s’être introduite dans sa personnalité. Il manifeste une étonnante ignorance vis-à-vis des réalités les plus élémentaires de la vie quotidienne, jointe à une connaissance surnaturelle de faits appartenant au passé le plus lointain; et il lui arrive de parler de l’avenir en des termes qui suscitent la frayeur. Sa conversation laisse parfois percer une ironie étrange, comme si les dessous du jeu lui étaient parfaitement connus, et depuis fort longtemps. Le jeu de ses muscles faciaux lui-même a complètement changé. Sa famille et ses amis lui manifestent une répugnance instinctive, et sa femme finira par demander le divorce, alléguant que c’est un étranger qui «usurpe le corps de son mari».
Effecrivement, le corps du professeur Peaslee a été colonisé par l’esprit d’un membre de la Grand’Race, sortes de cônes rugueux qui régnaient sur Terre bien avant l’apparition de l’homme, et avaient acquis la capaciré de projeter leur esprit dans le futur.
La réintégration de l’esprit de Nathanial Wingate Peaslee dans son enveloppe corporelle se fera le 27 septembre 1913; la transmutation commencera à onze heures un quart et sera achevée un peu après midi.Les premiers mots du professeur, après cinq ans d’absence, seront exactement la suite du cours d’économie politique qu’il donnait à ses étudiants au début de la nouvelle… Bel effet de symétrie, construction du récit parfaite.
La juxtaposition d’«il y a trois cent millions d'années» et de «onze heures un quart» est également typique. Effet d’échelle, effet de vertige. Procédé emprunté à l’architecture, une fois de plus.
Toute nouvelle fanrastique se présente comme l’intersection d’entités monstrueuses, situées dans des sphères inimaginables et interdites, avec le plan de notre existence ordinaire. Chez Lovecraft, le tracé de l’intersection est précis et ferme; il se densifie et se complique à mesure que progresse le récit; et c’est cette précision narrative qui emporte notre adhésion à l’inconcevable.
Parfois, HPL utilisera plusieurs tracés convergents, comme dans L'Appel de Ctulhu, qui surprend et impressionne par la richesse de sa structure. A la suite d’une nuit de cauchemar, un artiste décadent modèle une statuette particulièrement hideuse. Dans cette oeuvre, le professeur Angell reconnaît un nouvel exemplaire de cette monstruosité mi-pieuvre mi-humaine qui avait si désagréablement impressionné les participants au congrès d’archéologie de Saint-Louis, dix-sept ans plus tôt. Le spécimen leur avait été apporté par un inspecteur de police, qui l’avait découvert à la suite d’une enquête sur la persistance de certains rites vaudous impliquant des sacrifices humains et des mutilations. Un autre participant au congrès avait fait allusion à l’idole marine adorée par des tribus Eskimo dégénérées.