A la suite du décès «accidentel» du professeur Angell, bousculé par un matelot nègre dans le port de Providence, son neveu reprend le fil de l’enquête. Il collectionne les coupures de presse, et finit par tomber sur un article du Sydney Bulletin relatant le naufrage d’un yacht néo-zélandais et la mort inexplicable des membres de son équipage. Le seul survivant, le capitaine Johansen, est devenu fou. Le neveu du professeur Angell se rend en Norvège pour l’immroger; Johansen vient de mourir sans avoir retrouvé la raison, et sa veuve lui remet un manuscrit dans lequel il relate leur rencontre en pleine mer avec une entité abjecte et gigantesque reproduisant exactement les contours de la statuette.
Dans cette nouvelle, dont l’action se déroule sur trois continents, HPL multiplie les procédés de narration visant à donner l’impression de l’objectivité: articles de journaux, rapports de police, comptes rendus de travaux de sociétés scientifiques… tout converge jusqu’au paroxysme finaclass="underline" la rencontre des malheureux compagnons du capitaine norvégien avec le grand Ctulhu lui-même: «Jophansen estime que deux des six hommes qui ne regagnèrent pas le bateau moururent de peur à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre; aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de l’ordre cosmique.»
Entre 16 heures et 16 h 15, une brèche s’est ouverte dans l’archirecture des temps. Et, par la béance ainsi créée, une effroyable entité s’est manifestée sur notre terre. Ph’nglui mglw’nafh Ctulhu R’lyeh wgah’nagl fhtagn!
Le grand Ctulhu, maître des profondeurs intérieures. Hastur leDestructeur, celui qui marchie sur le vent, et qu’on ne doit pas nommer. Nyarlathothep, le chaos rampant. L’amorphe et stupide Azathoth, qui bavote et bouillonne au centre de toute infinitude. Yog-Sothoth, corégent d’Azathoth, «Tout en Un et Un en Tout». Tels sont les principaux éléments de cette mythologie lovecraftienne qui impressionnera si fort ses successeurs, et qui continue de fasciner aujourd’hui. Les repères de l’innommable.
Il ne s’agit pas d’une mythologie cohérente, aux contours précis, contrairement à la mythologie gréco-romaine ou à tel ou tel panthécn magique, presque rassurants dans leur clarté et dans leur fini.Les entités que Lovecraft met en place restent ténébreuses. Il évite de préciser la répartition de leurs puissances et de leurs pouvoirs. En fait, leur nature exacte échappe à tout concept humain. Les livres impies qui leur rendent hommage et célèbrent leur culte ne le font qu’en termes confus er contradictoires. Ils restent, fondamentalemenr, indicibles. Nous n’avons que de fugitifs aperçus sur leur hideuse puissance; et les humains qui cherchent à en savoir plus le paient inéluctablement par la démence et par la mort.
Troisième partie
HOLOCAUSTE
Le XXe siècle restera peut-être comme un âge d’or de la littérature épique et fantastique, une fois que se seront dissipées les brumes morbides des avant-gardes molles. Il a déjà permis l’émergence de Howard, Lovecraft et Tolkien. Trois univers radicalement différents. Trois piliers d’une littérature du rêve, aussi méprisée de la critique qu’elle est plébiscitée par le public.
Cela ne fait rien. La critique finit roujours par reconnaître ses torts; ou, plus exactement, les critiques finissent par mourir, et sont remplacés d’autres. Ainsi, après trente années d’un silence méprisanr, les «Intellectuels» se sont penchés sur Lovecraft. Leur conclusion a été que l’individu avait une imagination réellement surprenante (il fallait bien, malgré tout, expliquer son succès), mais que son style était déplorable.
Ce n’est pas sérieux. Si le style de Lovecraft est déplorable, on peut gaiement conclure que le style n’a, en littérarure, pas la moindre importance; et passer à autre chose.
Ce point de vue stupide peut cependant se comprendre. Il faut bien dire que HPL ne participe guère de cette conception élégante, subtile, minimaliste et retenue qui rallie en général tous les suffrages. Voici par exemple un extrait de Prisonnier des pharaons:
«Je vis l’horreur de ce que l’antiquité égyptienne avait de plus affreux, et je découvris la monstrueuse alliance qu’elle avait depuis toujours conclue avec les tombeaux et les temples des morts. Je vis des processions fantômes de prêtre, aux têtes de taureaux, de faucons, de chats et d’ibis, qui défilaient interminablement dans des labyrinthes souterrains et des propylées titanesques auprès desquels l’homme n’est qu’un insecte, offrant des sacrifices innommables à des dieux indescriptibles. Des colosses de pierre marchaient dans la nuit sans fin et conduisaient des hordes d’andro-sphinx ricanants jusqu’aux berges de fleuves d’obscurité aux eaux stagnantes. Et derrière tout cela je vis la malveillance indicible de la nécromancie primaire, noire et amorphe, qui me cherchait goulûment à tâtons dans l'obscurité.»
De tels morceaux de boursouflure emphatique constituent évidemment une pierre d’achoppement pour tout lecteur instruit; mais il faudrait préciser que ces passages extrêmistes sont sans doute ceux que préfèrent les véritables amateurs. Dans ce registre, Lovecraft na jamais été égalé. On a pu lui emprunter sa manière d’utiliser les concepts mathématiques, de préciser la topographie de chaque lieu du drame; on a pu reprendre sa mythologie, sa bibliothèque démoniaque imaginaire; mais jamais on n’a envisagé d’imiter ces passages où il perd toute retenue stylistique, où adjectifs et adverbes s’accumulent jusqu’à l’exaspération, où il laisse échapper des exclamations de pur délire du genre: «Non! les hippopotames ne devraient par avoir des mains humaines ni porter des torches! » Er pourtant, là est le véritable but de l’oeuvre. On peut même dire que la construction, souvent subtile et élaborée, des textes lovecraftiens n’a d’autre raison d’être que de préparer les passages d’explosion stylistique. Comme dans Le Cauchemar d’Innsmouth, où l'on trouve la confession hallucinante de Zadok Allen, le nonagénaire alcoolique et à demi-fou:
«Hi, hi, hi, hi! Vous commencez à comprendre, hein? P’têt ben qu’ça vous aurait plu d’être à ma place à c’te époque, et d’voir c’que j’ai vu en mer, en plein milieu d’la nuit, depuis l’belvédère qu’était en haut d’la maison? J’peux vous dire qu’les murs ont des oreilles, et, c’qu’est d’moi, j’perdrais rien de c’qu’on racontait sur Obed et les ceusses qu’allaient au récif! Hi, hi, hi, hi! Et c’est pour ça qu’un soir j’ai pris la lunette d’approche d’mon père, et j’suis monté au belvédère, et j’ai vu qu’le récif était tout couvert d’formes grouillantes qu’ont plongé aussitôt qu’la lune s’est levée. Obed et les hommes y z’étaient dans un canot, mais quand ces formes ont plongé dans l’eau et sont pas r’montées… ça vous aurait-y plu d’être un p’tit môme tout seul dans un belvédère en train d’regarder ces formes qu’étaient pas des formes humaines?… Hein?… Hi, hi, hi, hi…»
Ce qui oppose Lovecraft aux représentants du bon goût est plus qu’une question de détail. HPL aurait probablement considéré une nouvelle comme ratée s’il n’avait pas eu l’occasion, au moins une fois dans sa rédaction, de dépasser les bornes. Cela se vérifie a contrario dans un jugement qu’il porte sur un confrère: «Henry James est peut-être un peu trop diffus, trop délicat et trop habitué aux subtilités du langage pour arriver vraiment à une horreur sauvage et dévastatrice.»