Le fait est d’aurant plus remarquable que Lovecraft a été toute sa vie le prototype du gentleman discret, réservé et bien éduqué. Pas du tout le genre à dire des horreurs, ni à délirer en public. Personne ne l’a jamais vu se mettre en colère; ni pleurer, ni éclater de rire. Une vie réduite au minimum, dont toutes les forces vives ont été transférées vers la littérarure et vers le rêve. Une vie exemplaire.
Anti-biographie
Howard Phillips Lovecraft constitue un exemple pour tous ceux qui souhaitent apprendre à rater leur vie, et, éventuellement, à réussir leur oeuvre. Encore que, sur ce dernier point, le résultat ne soit pas garanti. A force de pratiquer une politique de total non-engagement vis-à-vis des réalités vitales, on risque de sombrer dans une apathie complète, et de ne même plus rien écrire; et c’est bien ce qui a manqué de lui arriver, à plusieurs reprises. Un autre danger est le suicide, avec lequel il faudra apprendre à négocier; ainsi, Lovecraft a toujours gardé à portée de la main, pendant plusieurs années, une petite bouteille de cyanure. Cela peut s’avérer extrêmement utile, à condition de tenir le coup. Il a tenu le coup, non sans difficultés.
D’abord, l’argent. HPL offre à cet égard le cas déconcertant de l’individu à la fois pauvre et désintéressé. Sans jamais sombrer dans la misère, il a été toute sa vie extrêmement gêné. Sa correspondance révèle péniblement qu’il doit faire sans cesse attention au prix des choses, y compris des articles de consommation les plus élémentaires. Il n’a jamais eu les moyens de se lancer dans une dépense importante, comme l’achat d’une voiture, ou ce voyage en Europe dont il rêvait.
L’essenriel de ses revenus provenait de ses travaux de révision et de correction. Il acceptait de travailler à des tarifs extrêmement bas, voire gratuitement s’il s’agissait d’amis; et quand une de ses factures ne lui était pas payée, il s’abstenait en général de relancer le créancier; il n’était pas digne d’un gentleman de se compromettre dans de sordides hisroires d’argent, ni de manifester un souci trop vif pour ses propres intérêts.
En outre, il disposait par héritage d’un petit capital, qu’il a grignoté tout au long de sa vie, mais qui était trop faible pour n’être autre chose qu’un appoint. Il est d’ailleurs assez poignant de constater qu’au moment où il meurt, son capital est presque tombé à zéro; comme s’il avait véci exactement le nombre d’années qui lui étaient imparties par sa fortune familiale (assez faible) et par sa propre capacité à l’économie (assez forte).
Quant à ses propres œuvres, elles ne lui ont pratiquement rien rapporté. De toute manière, il n’estimait pas convenable de faire de la littérature une profession. Comme il l’écrit, «un gentleman n’essaie pas de se faire connaître et laisse cela aux petits égoïstes parvenus». La sincérité de cette déclaration est évidemment difficile à apprécier; elle peut nous apparaître comme le résultat d’un formidable tissu d’inhibitions, mais il faut en même temps la considérer comme l’application stricte d’un code de comportement désuet, auquel Lovecraft adhérait de toutes ses forces. Il a toujours voulu se voir comme un gentilhomme provincial, cultivant la littérature comme un des beaux-arts, pour son plaisir et celui de quelques amis, sans souci des goûts du public, des thèmes à la mode, ni de quoi que ce soit de ce genre. Un tel personnage n’a plus aucune place dans nos sociétés; il le savait, mais il a toujours refusé d’en tenir compte. Et, de toute façon, ce qui le différenciait du véritable «gentilhomme campagnard», c’est qu’il ne possédait rien; mais, ça non plus, il ne voulait pas en tenir compte.
A une époque de mercantilisme forcené, il est réconfortant de voir quelqu’un qui refuse si obsrinément de «se vendre». Voici, par exemple, la lettre d’accompagnement qu’il joint, en 1923, à son premier envoi de manuscrits à Weird Tales:
«Cher Monsieur,
Ayant pour habitude d’écrire des récits étranges, macabres et fantastiques pour mon propre divertissement, j’ai récemment été assailli par une douzaine d’amis bien intentionnés, me pressant de soumettre quelques-unes de mes horreurs gothiques à votre magazine récemment fondé. Ci-joint cinq nouvelles écrites entre 1917 et 1923.
Les deux premières sont probablement les meilleures. Si elles ne vous convenaient pas, inutile, par conséquent, de lire les autres (…)
Je ne sais si elles vous plairont, car je n’ai aucun souci de ce que requièrent les textes «commerciaux». Mon seul but est le plaisir que je retire à créer d’étranges situations, des effets d’atmosphère; et le seul lecteur dont je tiens compte, c’est moi-même. Mes modèles sont invariablement les vieux maîtres, spécialement Edgar Poe, qui fut mon écrivain favori depuis ma première enfance. Si, par quelque miracle, vous envisagiez de publier mes contes, je n’ai qu’une condition à vous soumettre: qu’on n’y fasse aucune coupure. Si le texte ne peut être imprimé comme il fut écrit, au point-virgule et à la dernière virgule près, c’est avec reconnaissance qu’il acceptera votre refus. Mais je ne risque sans doute pas grand chose de ce côté-là, car il y a peu de chances pour que mes manuscrits rencontrent votre considération. «Dagon» a déjà été refusé par Black Mask, à qui je l’avais proposé sous une contrainte extérieure, comme c’est le cas pour l’envoi ci-joint.»
Lovecrafr changera sur beaucoup de points, spécialement sur sa dévotion au style des «vieux maîtres». Mais son attirude à la fois hautaine et masochiste, farouchement anti-commerciale, ne variera pas: refus de dactylographier ses textes, envoi aux éditeurs de manuscrits sales et froissés, mention systématique des refus précédents… Tout pour déplaire. Aucune concession. Là encore, il joue contre lui-même.
«Naturellement, je ne suis pas familiarisé avec les phénomènes de l’amour, sinon par des lectures superficielles.»
(lettre du 27 septembre 1919 à Reinhardt Kleiner)
La biographie de Lovecraft comporte très peu d’événements. «Il ne se passe jamais rien», tel estle leitmotive de ses lettres. Mais on peut se dire que sa vie, déjà réduite à peu de chose, aurait été rigoureusement vide s’il n’avait pas croisé le chemin de Sonia Haft Greene.
Comme lui, elle appartenait au mouvement du «journalisme amateur». Très acrif aux Etats-Unis vers 1920, ce mouvement a apporté à de nombreux écrivains isolés, situés en dehors des circuits de l’édirion, la satisfaction de voir leur producrion imprimée, distribuée et lue. Ce sera la seule acrivité sociale de Lovecraft; elle lui apportera l’intégralité de ses amis, et sa femme.
Quand elle le rencontre, elle a trente-huit ans, soit sept ans de plus que lui. Divorcée, elle a de son premier mariage une fille de seize ans. Elle vit à New York, et gagne sa vie comme vendeuse dans un magasin devêtements.
Elle semble être immédiatement tombée amoureuse de lui. Pour sa pour, Lovecraft garde une attitude réservée. A vrai dire, il ne connaît absolument rien aux femmes. C’est elle qui doit faire le premier pas, et les suivants. Elle l’invite à dîner, vient lui rendre visite à Providence. Finalement, dans une petite ville du Rhode Island appelée Magnolia, elle prend l’initiative de l’embrasser. Lovecraft rougit, devient tout pâle. Comme Sonia se moque gentiment de lui, il doit lui expliquer que c’est la première fois qu’on l’embrasse depuis sa plus tendre enfance.