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Ceci se passe en 1922, et Lovecraft a trente-deux ans. Lui et Sonia se marieront deux ans plus tard. Au fil des mois, il semble progressivement se dégeler. Sonia Greene est une femme exceptionnellement gentille et charmante; de l’avis général, une très belle femme, aussi. Et l’inconcevable finit par se produire: le «vieux gentleman» est tombé amoureux.

Plus tard, après l’échec, Sonia détruira toutes les lettres que Lovecraft lui a adressées; il n’en subsisre qu’une, bizarre et pathétique dans sa volonté de comprendre l’amour humain chez quelqu’un qui se sent, à bien des égards, si éloigné de l’humanité. En voici de brefs passages:

«Chère Mrs. Greene,

L’amour réciproque d’un homme et d’une femme est une expérience de l’imagination qui consiste à attribuer à son objet une certaine relation particulière avec la vie esthétique et émotionnelle de celui qui l’éprouve, et dépend de conditions particulières qui doivent être remplies par cet objet. (…)

Avec de longues années d’amour lentement entretenu viennent l’adaptation et une certaine entente; les souvenirs, les rêves, les stimuli délicats, esthétiques et les impressions habituelles de beauté de rêve deviennent des modifications permanentes grâce à l’influence que chacun exerce tacitement sur l’autre (…)

Il y a une différence considérable entre les sentiments de la jeunesse et ceux de la maturité. Vers quarante ans ou peut-être cinquante, un changement complet commence à s’opérer; l’amour accède à une profondeur calme et sereine fondée sur une tendre association auprès de laquelle l’engouement érotique de la jeunesse prend un certain aspect de médiocrité et d’avilissement.

La jeunesse apporte avec elle des stimuli érogènes et imaginaires liés aux phénomènes tactiles des corps minces, aux attitudes virginales et à l’imagerie visuelle des contours esthétiques classiques, symbolisant une sorte de fraîcheur et d’immaturité printanière qui sont très belles, mais qui n’ont rien à voir avec l’amour conjugal

Ces considérations ne sont pas fausses sur le plan théorique; elles paraissent simplement un peu déplacées. Disons, en tant que lettre d’amour, l’ensemble est assez inhabituel. Quoi qu’il en soit, cet anti-érotisme affiché n’arrêtera pas Sonia. Elle se sent capable de venir à bout des réticences de son bizarre amoureux. Il y a dans les relations entre les êtres des éléments parfaitement incompréhensibles; cette évidence se trouve spécialement illustrée dans le cas présent. Sonia semble très bien avoir compris Lovecraft, sa frigidiré, son inhibition, son refus et son dégoût de la vie. Quant à lui, qui se considère comme un vieillard à trente ans, on est surpris qu’il ait pu envisager l’union avec cette créature dynamique, plantureuse, pleine de vie. Une juive divorcée, qui plus est; ce qui, pour un antisémite conserveteur comme lui, aurait dû constituer un obstacle insurmontable.

On a avancé qu’il espérait se faire entretenir; cela n’a rien d’invraisemblable, même si la suite des événements devait donner un cruel démenti à cette perspective. En tant qu’écrivain, il a évidemment pu céder à la tentation d’«acquérir de nouvelles expériences» concernant la sexualité et le mariage. Enfin, il faut rappeler que c’est Sonia qui a pris les devants, et que Lovecraft, en quelque matière que ce soit, n’a jamais été capable de dire non. Mais c’est encore l’explication la plus invraisemblable qui semble la meilleure: Lovecraft semble bien avoir été, d’une certaine manière, amoureux de Sonia, comme Sonia était amoureuse de lui. Et ces deux êtres si dissemblables, mais qui s’aimaient, furent unis par les liens du mariage le 3 mars 1924.

Le choc de New York

Immédlamment après le mariage, le couple s’inatalle à Brooklyn, dans l’appartement de Sonia. Lovecraft va y vivre les deux années les plus surprenantes de sa vie. Le reclus misanthrope et un peu sinistre de Providence se transforme en un homme affable, plein de vie, toujours prêt pour une sortie au restaurant ou dans un musée. Il envoie des lettres enthousiastes pour annoncer son mariage:

«Deux ne forment plus qu’un. Une autre a porté le nom de Lovecraft. Une nouvelle famille est fondée!

Je voudrais que vous puissiez voir grand-papa cette semaine, se levant régulièrement avec le jour, allant et venant d’un pas rapide. Et tout cela avec la perspective dans le lointain d’un travail littéraire régulier – mon premier vrai boulot!»

Ses correspondants débarquent chez lui, l’appartement des Lovecraft ne désemplit pas. Ils sont tout surpris de découvrir un jeune homme de trenre-quatre ans là où ils croyaient trouver un vieillard désenchanté; Lovecraft, à cette date éprouve exactement le même type de surprise. Il commence même à caresser des rêves de notoriété littéraire, à prendre contact avec des éditeurs, à envisager une réussite. Ce miracle est signé Sonia.

Il ne regrette même pas l’architecture coloniale de Providence, qu’il croyait indispensable à sa survie. Son premier contact avec New York est au contraire marqué par l’émerveillement; on en retrouve l’écho dans Lui, nouvelle largement autobiographique écrite en 1925:

«En arrivant dans la ville, je l’avais arperçue dans le crépuscule, du haut d’un pont, s’élevant majestueusement au-dessus de l’eau. Ses pics et ses pyramides incroyables se dressaient dans la nuit comme des fleurs. Teintée par des brumes violettes, la cité jouait délicatement avec les nuages flamboyants et les premières étoiles du soir. Puis elle s’était éclairée, fenêtre après fenêtre. Et sur les flots scintillants où glissaient des lanternes oscillantes et où des cornes d’appel émettaient d’étranges harmonies, le panorama ressemblait à un firmament étoilé, fantastique, baigné de musiques féeriques.»

Lovecraft n’a jamais éré aussi près du bonheur qu'en cette année 1924. Leur couple aurair pu durer. Il aurait pu trouver un emploi de rédacteur à Weird Tales. Il aurait pu…

Cependant, tout va basculer, à la suite d’un petit événement lourd de conséquences: Sonia va perdre son emploi. Elle tentera d’ouvrir sa propre bourique, mais l’affaire périclitera. Lovecraft sera donc contraint de chercher un travail pour assurer la subsistance du ménage.

La tâche s’avérera absolument impossible. Il essaiera pourtant, répondant à des centaines d’offres, adressant des candidatures spontanées… Echec total. Bien sûr, il n’a aucune idée des réalités que recouvrent des mots comme dynamisme, compétitivité, sens commercial, efficience… Mais quand même, dans une économie qui n’était à l’épuque même pas en crise, il aurait dû être capable de trouver un emploi subalterne… Eh bien non. Rien du tout. Il n’y a aucune place concevable, dans l’économie américaine de son époque, pour un individu comme Lovecraft. Il y a là un espèce de mystère; et lui-même, bien qu’il ait conscience de son inadaptation et de ses insuffisances, ne comprend pas tout à fait.

Voici un extrait de la lettre circulaire qu’il finit par adresser à d’«éventuels employeurs»:

«La notion d’après laquelle même un homme cultivé et d’une bonne intelligence ne peut acquérir rapidement une compétence dans un domaine légèrement en dehors de ses habitudes me semblerait naïve; cependant, des événements récents m’ont montré de la manière la plus nette à quel point cette superstitition est largement répandue. Depuis que j’ai commencé, voici deux mois, la recherche d’un travail pour lequel je suis naturellement et par mes études bien armé, j’ai répondu à près de cent annonces sans même avoir obtenu une chance d’être écouté de manière satisfaisante – apparemment parce que je ne puis faire état d’un emploi occupé antérieurement dans le département correspondant aux différentes firmes auxquelles je m’adressais. Abandonnant donc les filières traditionnelles, j’essaie finalement à titre d’expérience de prendre l’initiative.»