Le côté vaguement burlesque de la tentative («à titre d’expérience», notamment, n’est pas mal) ne doit pas dissimuler le fait que Lovecraft se trouvait dans une situation financière réellement pénible. Et son échec répété le surprend. S’il avait vaguement conscience de ne pas être tout à fait en phase avec la société de son époque, il ne s’attendait quand même pas à un rejet aussi net. Plus loin, la détresse perce lorsqu’il annonce qu’il est disposé, «eu égard aux usages et à la nécessité, à débuter aux conditions les plus modestes, et avec la rémunération réduite qui est habituellement versée aux novices». Mais rien 106 n’y fera. Quelle que soit la rémunération, sa candidature n’intéresse personne. Il est inadaptable à une économie de marché. Et il commence a vendre ses meubles.
Parallèlement, son attitude par rapport à l’environnement se détériore. Il faut être pauvre pour bien comprendre New York. Et Lovecraft va découvrir l’envers du décor. A la première description de la ville succèdent dans Lui les paragraphes suivants:
«Mais mes espérances furent rapidement déçues. Là où la lune m’avait donné l’illusion de la beauté et du charme, la lumière crue du jour ne me révéla que le sordide, l’aspect étranger et la malsaine prolifération d’une pierre qui s’étendait en largeur et en hauteur.
Une multitude de gens se déversaint dans ces rues qui ressemblaient à des canaux. C’étaient des étrangers trapus et basanés, avec des visages durs et des yeux étroits, des étrangers rusés, sans rêves et fermés à ce qui les entourait. Ils n’avaient rien de commun avec l’homme aux yeux bleus de l’ancien peuple des colons, qui gardait au fond du cœur l’amour des prairies verdoyantes et des blancs clochers des villages de la Nouvelle-Angleterre.»
Nous voyons ici se manifester les premières traces de ce racisme qui nourrira par la suite l’oeuvre de HPL. Il se présente au départ sous une forme assez banale: au chômage, menacé par la pauvreté, Lovecraft supporte de plus en plus mal un environnement urbain agressif er dur. Il éprouve de surcroît une certaine amertume à constater que des immigrants de toute provenance s’engouffrent sans difficulté dans ce melting-pot tourbillonnant qu’est l’Amérique des années 1920, alors que lui-même, malgré sa pure ascendance anglo-saxonne, est toujours en quête d’une situation. Mais il y a plus. Il y aura plus.
Le 31 décembre 1924, Sonia part pour Cincinnati, où elle a trouvé un nouvel emploi. Lovecraft refuse de l’y accompagner. Il ne supporterait pas d’être exilé dans une ville anonyme du Middle West. De toute manière, il n’y croit déjà plus – et il commence à méditer un retour à Providence. On peut le suivre à la trace dans Lui: «Ainsi donc, je parvins quand même à écrire quelques poèmes, tout en chassant l’envie que j’avais de retourner chez moi, dans ma famille, de peur d’avoir l’air de revenir humilié, la tête baissée après un échec.»
Il restera quand même un peu plus d’un an à New York. Sonia perd son emploi à Cincinnati, mais en retrouve un à Cleveland. La mobilité américaine… Elle revient à la maison tous les quinze jours, rapportant à son mari l’argent nécessaire à sa survie. Et lui continue, en vain, sa dérisoire recherche d’emploi. Il se sent, en fait, horriblement gêné. Il aimerait retourner chez lui, à Providence, chez ses tantes, mais il n’ose pas. Pour la première fois de sa vie, il lui est impossible de se conduire en gentleman. Voici comment il décrit le comportement de Sonia à sa tante Lillian Clark:
«Je n’ai jamais vu une plus admirable attitude pleine d’égards désintéressés et de sollicitude; chaque difficulté financière que j’éprouve est acceptée et excusée dès lors qu’elle se révèle inévitable… Un dévouement capable d’accepter sans un murmure cette combinaison d’incompétence et d’égoïsme esthétique, si contraire qu’elle puisse être à tout ce qu’on pouvait espérer à l’origine, est assurément un phénomène si rare, si proche de la sainteté dans son sens historique, qu’il suffit d’avoir le moindre sens des proportions artistiques pour y répondre avec l’estime réciproque la plus vive, avec admiration et avec affection. »
Pauvre Lovecraft, pauvre Sonia. L’inévitable finira cependant par se produire, et en avril 1926 Lovecraft abandonne l’appartement de New York pour retourner à Providence vivre chez sa tante la plus âgée, Lillian Clark. Il divorcera d’avec Sonia trois ans plus tard – et ne connaîtra plus d’autre femme. En
1926, sa vie à proprement parler est terminée. Son oeuvre véritable – la série des «grands textes» – va comencer.
New York l'aura définitivement marqué. Sa haine contre l’«hybridité puante et amorphe» de cette Babylone moderne, contre le «colosse étranger, bâtard et contrefait, qui baragouine et hurle vulgairement, dépourvu de rêves, entre ses limires» ne cessera, au cours de l’année 1925, de s’exaspérer jusqu’au délire. On peut même dire que l’une des figures fondamentales de son œuvre – l’idée d’une cité titanesque et grandiose, dans les fondement de laquelle grouillenr de répugnantes créatures de cauchemar – provient directement de son expérience de New York.
Haine raciale
Lovecraft a en fait toujours été raciste. Mais dans sa jeunesse ce racisme ne dépasse pas celui qui est de mise dans la classe sociale à laquelle il apparrient – l’ancienne bourgeoisie, protestante et puritaine, de la Nouvelle-Anglererre. Dans le même ordre d’idées, il est, tout naturellement, réactionnaire. En toutes choses, que ce soit la technique de versification ou les robes des jeunes filles, il valorise les notions d’ordre et de tradition plutôt que celles de liberté et de progrès. Rien en cela d’original ni d'excentrique. Il est spécialement vieux jeu, voilà tout. Il lui paraît évident que les prorestants anglo-saxons sont par nature voués à la première place dans l’ordre social; pour les autres races (que de toute façon il ne connaîr que fort peu, et n’a nulle envie de connaître), il n’éprouve qu’un mépris bienveillant et loinrain. Que chacun reste à sa place, qu’on évite toute innovation irréfléchie, et tout ira bien.
Le mépris n’est pas un sentiment littérairement très productif; il inciterait plutôt à un silence de bon ton. Mais Lovecraft sera contraint de vivre à New York; il y connaîtra la haine, le dégoût et la peur, autrement plus riches. Et c’est à New York que ses opinions racistes se transformeront en une auhentique névrose raciale. Etant pauvre, il devra vivre dans les mêmes quartiers que ces immigrants «obscènes, repoussants et cauchemardesques». Il les côtoiera dans la rue, il les côtoiera dans les jardins publics. Il sera bousculé dans le métro par des «mulâtres graisseux et ricanants», par des «nègres hideux semblables à des chimpanzés gigantesques». Il les retrouvera encore dans les files d’attente pour chercher un emploi, et constatera avec horreur que son maintien aristocratique et son éducation raffinée, teintée d’un conservatisme équilibré», ne lui apportent aucun avantage. De telles valeurs n’ont pas cours dans Babylone; c’est le règne de la ruse et de la force brutale, des «juifs à face de rat» et des «métis monstrueux qui sautillent et se dandinent absurdement».