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Il ne s’agit plus du racisme bien élevé des W.A.S.P.; c’est la haine, brutale, de l'animal pris au piège, contraint de partager sa cage avec des animaux d’une espèce différente, et redoutable. Pourtant, jusqu’au bout, son hypocrisie et sa bonne éducation tiendront le coup; comme il l’écrit à sa tante, «il n’appartient pas aux individus de notre classe de se singulariser par des paroles et des actes inconsidérés». D’après le témoignage de ses proches, lorsqu’il croise des représentants des autres races, Lovecraft serre les dents, blêmit légèrement; mais il garde son calme. Son exaspération ne se donne libre cours que dans ses lettres – avant de le faire dans ses nouvelles. Elle se transforme peu à peu en phobie. Sa vision, nourrie par la haine, s’élève jusqu’à une franche paranoïa, et plus haut encore, jusqu’à l’absolu détraquement du regard, annonçant les dérèglements verbaux des «grands textes». Voici par exemple comment il raconte à Belknap Long une visite dans le Lower East Side, et comment il décrit sa population d’immigrés:

«Les choses organiques qui hantent cet affreux cloaque ne sauraient, même en se torturant l’imagination, être qualifiées d’humaines. C’étaient de monstrueuses et nébuleuses esquisses du pitécanthrope et de l’amibe, vaguement modelées dans quelque limon puant et visqueux résultant de la corruption de la terre, rampant et suintant dans et sur les rues crasseuses, entrant et sortant des fenêtres et des portes d’une façon qui ne faisait penser à rien d’autre qu’à des vers envahissants, ou à des choses peu agréables issues des profondeurs de la mer. Ces choses – ou la substance dégénérée en fermentation gélatineuse dont elles étaient composées – avaient l’air de suinter, de s’infiltrer et de couler à travers les crevasses béantes de ces horribles maisons, et j’ai pensé à un alignement de cuves cyclopéennes et malsaines, pleines à déborder d’ignominies gangrénées, sur le point de se déverser pour inonder le monde entier dans un cataclysme lépreux de pourriture à demi liquide.

De ce cauchemar d’infection malsaine, je n’ai pu emporter le souvenir d’aucun visage vivant. Le grotesque individuel se perdait dans cette dévastation collective; ce qui ne laissait sur la rétine que les larges et fantômatiques linéaments de l’âme morbide de la désintégration et de la décadence… un masque jaune ricanant avec des ichors acides, collants, suintant des yeux, des oreilles, du nez, de la bouche, sortant en tous ces points avec un bouillonnement anormal de monstrueux et incroyables ulcères…»

Indiscutablement, c’est du grand Lovecraft. Quelle race a bien pu provoquer de tels débordements? Il ne le sait plus très bien lui-même; à un endroit il parle d’«italo-sémitico-mongoloïdes». Les réalités ethniques en jeu tendent à s’effacer; de toute façon il les déteste tous, et n’est plus guère en mesure de détailler.

Cette vision hallucinée est directement à l’origine des descriptions d’entités cauchemardesques qui peuplent le cycle de Ctulhu. C’est la haine raciale qui provoque chez Lovecraft cet état de transe poétique où il se dépasse lui-même dans le battement rythmique et fou des phrases maudites; c’est elle qui illumine ses derniers grands textes d’un éclat hideux et cataclysmique. La liaison apparaît avec évidence dans Horreur à Red Hook.

A mesure que se prolonge le séjour forcé de Lovecraft à New York, sa répulsion et sa terreur s’amplifient jusqu’à atteindre des proportions alarmantes. Ainsi qu’il l’écrit à Belknap Long, «on ne peut parler calmement du problème mongoloïde de New York». Plus loin dans la lettre, il déclare: «J’espère que la fin sera la guerre – mais pas avant que nos esprits aient été complètement libérés des entraves humanitaires de la superstition syrienne imposée par Constantin. Alors, montrons notres puissance physique comme hommes et comme Aryens, accomplissons la déportation scientifique de masse à laquelle on ne pourra se soustraire et dont on ne reviendra pas.» Dans une autre lettre, faisant sinistrement office de précurseur, il préconisera l’utilisation de gaz cyanogène.

Le retour à Providence n’arrangera rien. Avant son séjour à New York, il n’avait même pas soupçonné que dans les rues de cette petite ville charmante et provinciale puissent se glisser des créatures étrangères; en quelque sorte, il les croisait sans les voir. Mais son regard a maintenant gagné en acuité douloureuse; et jusque dans les quartiers qu’il aimait tant il retrouve les premiers stigmates de cette «lèpre»: «Emergeant des différentes ouvertures et se traînant le long des sentes étroites, on voit des formes indécises et appartenant pourtant à la vie organique…»

Pourtant, peu à peu, le retrait du monde fait son effet. En évitant tout contact visuel avec les races étrangères, il réussit à se calmer légèrement; et son admiration pour Hitler fléchit. Alors qu’il voyait d’abord en lui une «force élémentaire appelée à régénérer la culture européenne», il en vient à le considérer comme un «honnête clown», puis à reconnaître que «bien que ses objectifs soient fondamentalement sains, l’extrêmisme absurde de sa politique actuelle risque de conduire à des résultats désastreux, et en contradiction avec les principes de départ».

Parallèlement, les appels au massacre se font plus rares. Comme il l’écrit dans une lettre, «soit on les cache, soit on les tue»; et il en vient progressivement à considérer la première solution comme préférable, en particulier à la suite d’un séjour dans le Sud, chez l’écrivain Robert Barlow, où il observe avec émerveillement que le maintien d’une stricte ségrégation raciale peut permettre à un Américain blanc et cultivé de se sentir à l’aise au milieu d’une population à forte densité noire. Bien entendu, précise-t-il à sa tante, «dans les stations balnéaires du Sud, on ne permet pas aux nègres d’aller sur les plages. Pouvez-vous imaginer des personnes sensibles en train de se baigner à côté d’une meute de chimpanzés graisseux?»

On a souvent sous-estimé l’importance de la haine raciale dans la création de Lovecraft. Seul Francis Lacassin a eu le courage d’envisager la question avec honnêteté, dans sa préface aux Lettres. Il y écrit notamment: «Les mythes de Ctulhu tirent leur puissance froide de la délectation sadique avec laquelle Lovecraft livre aux persécutions des êtres venus des étoiles des humains punis pour leur ressemblance avec la racaille new-yorkaise qui l’avait humilié.» Cette remarque me paraît extrêmement profonde, quoique fausse. Ce qui est indiscutable, c’est que Lovecraft, comme on le dit des boxeurs, «a la haine». Mais il faut préciser que le rôle de la victime est généralement tenu dans ses nouvelles par un professeur d’université anglo-saxon, cultivé, réservé et bien éduqué. Plutôt un type dans son genre en fait. Quant aux tortionnaires, aux servants des cultes innommables, ce sont presque toujours des métis, des mulâtres, des sang-mêlés «de la plus basse espèce». Dans l’univers de Lovecraft, la cruauté n’est pas un raffinement de l’intellect c’est une pulsion bestiale, qui s’associe parfaitement avec la stupidité la plus sombre. Pour ce qui est des individus courtois, raffinés, d’une grande délicatesse de manières… ils fourniront des victimes idéales.