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On le voit, la passion centrale qui anime son œuvre est de l’ordre du masochisme, beaucoup plus que du sadisme; ce qui ne fait d’ailleurs que souligner sa dangereuse profondeur. Comme Antonin Artaud l’a indiqué, la cruauté envers autrui ne donne que de médiocres résultats artistiques, la cruauré envers soi-même est autrement inréressante.

Il est vrai que HPL manifeste une adoration occasionnelle pour les «grandes brutes blondes nordiques», les «Vikings fous tueurs de Celtes», etc. Mais c’est, justement, une admiration amère; il se sent loin de ces personnages et il n’envisagera jamais, contrairement à Howard, de les introduire dans oeuvre. Au jeune Belknap Long qui se moque gentiment de son admirarion pour les «grandes bêtes blondes de proie», il répond avec une merveilleuse franchise: «Vous avez tout à fait raison de dire que ce sont les faibles qui adorent les forts. C’est exactement mon cas.» Il sait très bien qu’il n’a aucune place dans un quelconque Walhalla héroïque de batailles et de conquêres; sinon, comme d’habitude, la place du vaincu. Il est pénétré jusqu’à la moelle de son échec, de sa prédisposition entière, naturelle et fondamentale à l’échec. Et, dans son univers littéraire aussi, il n’y aura pour lui qu’une seule place: celle de la victime.

Comment nous pouvons apprendre d’Howard Phillips Lovecraft à constituer notre esprit en vivant sacrifice

Les héros de Lovecraft se dépouillent de toute vie, renoncent à toute joie humaine, deviennent pur intellects, purs esprits tendus vers un seul but: la recherche de la connaissance. Au bout de leur quête, une effroyable révélation les attend: des marécages de la Louisiane aux plateaux gelés du désert antarctique, en plein cœur de New York comme dans les sombres vallées campagnardes du Vermont, tout proclame la présence universelle du Mal.

«Et il ne faut pas croire que l’homme soit le plus ancien ou le dernier des maîtres de la terre, ni que la masse commune de vie et de substance soit la seule à fouler le sol. Les Anciens ont été, les Anciens sont encore, les Anciens seront toujours. Non point dans les espaces connus de nous, mais entre ces espaces. Primordiaux, sans dimension, puissants et sereins.

Le Mal, aux multiples visages, instinctivement adoré par des populations sournoises et dégénérées, qui ont composé à sa gloire d’effroyables hymnes.

«Yog-Sothoth est à la porte. Yog-Sothoth est la clef et le gardien de la porte. Le passé, le présent et le futur ne font qu’un en Yog-Sothoth. Il sait où les anciens se sont frayés passage au temps jadis; il sait où ils se fraieront passage dans les temps à venir. (…)

Leur voix crie dans le vent, la conscience de leur présence fait murmurer la terre. Ils courbent la forêt, ils écrasent la cité; et pourtant, ni la forêt ni la cité n’aperçoivent la main qui frappe. Dans les déserts glacés Kadath les a connus, et quel homme a jamais connu Kadath? (…)

Vous les connaîtrez comme une immonde abomination. Leur main étreint la gorge, et vous ne le voyez pas; et leur demeure ne fait qu’un avec votre seuil bien protégé. Yog-Sothoth est la clef de la porte par laquelle les sphères se rencontrent. L’homme régne à présent où ils régnaient jadis; ils régneront bientôt où l’homme règne à présent. Après l’été vient l’hiver; après l’hiver vient le printemps. Ils attendent en toute patience, en toute puissance, car ils régneront a nouveau ici-bas.»

Cette magnifique invocation appelle plusieurs remarques. D’abord que Lovecraft était un poète, il fait partie de ces écrivains qui ont commencé par la poésie. La première qualité qu’il manifeste, c’est le balancemenr harmonieux de ses phrases; le reste ne viendra qu’après, et avec beaucoup de travail.

Ensuite, il faut dire que ces stances à la toute-puissance du Mal rendent un son désagréablement familier. Dans l’ensemble, la mythologie de Lovecraft es très originale; mais elle se présente parfois comme une effroyable inversion de la thématique chrétienne. C’est particulièrement sensible dans L’Abomination de Dunwich, où une paysanne illettrée, qui ne connaît pas d’homme, donne naissance à une créature monstrueuse, dotée de pouvoirs surhumains. Cette incarnation inversée se termine par une répugnante parodie de la Passion, où la créature, sacrifiée au sommet d’une montagne dominant Dunwich, lance un appel désespéré «Père, père… YOGSOTHOTH! », fidèle écho du «Eloi, Eloi, lamma sabachtani!». Lovecraft retrouve une source fanrastique très ancienne: le Mal issu d’une union charnelle contre nature. Cette idée s’intègre parfaitement à son racisme obsessionnel; pour lui, comme pour tous les racistes, l’horreur absolue, plus encore que les autres races, c’est le métissage. Utilisant à la fois ses connaissances en génétique et sa familiarité avec les textes sacrés, il construit une synthèse explosive, d’un pouvoir d’abjection inouï. Au Christ nouvel Adam, venu régénérer l’humanité par l’amour, Lovecraft oppose le «nègre», venu régénérer l’humanité par la bestialité et par le vice. Car le jour du Grand Ctulhu est proche. Et l’époque de sa venue sera facile à reconnaître:

«A ce moment-là, les hommes seront devenus semblables aux Anciens: libres, farouches, au-delà du bien et du mal, rejetant toute morale, s’entretuant à grands cris au cours de joyeuses débauches. Les Anciens délivrés leur apprendront de nouvelles manières de crier, de tuer, de faire bombance; et toute la terre flamboira d’un holocauste d’extase effrénée. En attendant, le culte, par des rites appropriés, doit maintenir vivant le souvenir des mœurs d’autrefois, et présager leur retour.» Ce texte n’est rien d’autre qu’une effrayante paraphrase de Saint Paul.

Nous approchons ici des tréfonds du racisme de Lovecraft, qui se désigne lui-même comme victime, et qui a choisi ses bourreaux. Il n’éprouve aucun doute à ce sujet: les «êtres humains sensibles» seront vaincus par les «chimpanzés graisseux»; ils seront broyés, torturés et dévorés; leurs corps seront dépecés dans des rites ignobles, au son obsédant de tambourins extatiques. Déjà, le vernissage se fissure; les forces du mal attendent «en toute patience, en toute puissance», car elles régneront à nouveau ici-bas.

Plus profondément que la méditation sur la décadence des cultures, qui n’est qu’une justification intellectuelle superposée, il y a la peur. La peur vient de loin; le dégoût en procède; il produit lui-même l’indignation et la haine.

Vêtus de costumes rigides et un peu tristes, habitués à réfréner l’expression de leurs émotions et de leurs désirs, les protestants puritains de la Nouvelle-Angleterre peuvent parfois faire oublier leur origine animale. Voilà pourquoi Lovecraft acceptera leur compagnie, encore qu’à dose modérée. Leur insignifiance elle-même le rassure. Mais, en présence des «nègres», il est pris d’une réaction nerveuse incontrôlable. Leur vitalité, leur apparente absence de complexes et d’inhibitions le terrifient et le dégoûtent. Ils dansent dans la rue, écoutent des musiques rythmées… Ils parlent fort. Ils rient en public. La vie semble les amuser; ce qui est inquiétant. Car la vie, c’est le mal.