Parfois, au balancement harmonieux des phrases, il préférera une certaine brutalité, comme pour Le Monstre sur le seuil, dont 44 voici la première phrase: «Il est vrai que j’ai logé six balles dans la tête de mon meilleur ami, et pourtant j’espère prouver par le présent récit que je ne suis pas son meurtrier.» Mais toujours il choisit le style contre la banalité. Et l’ampleur de ses moyens ne cessera de s’accroître. La transition de Juan Romero, nouvelle de 1919, débute ainsi: «Sur les événements qui se déroulèrent les 18 et 19 octobre 1894 à la mine de Norton, je préfèrerais garder le silence.» Encore bien terne et prosaïque, cette attaque a cependant le mérite d’annoncer la splendide fulguration qui ouvre Dans l’abîme du temps, le dernier des «grands textes», écrit en 1934:
«Après vingt deux ans de cauchemar et d’effort, soutenu par la seule conviction que certaines de mes impressions furent purement imaginaires, je me refus à garantir la véracité de ce que je crois avoir découvert en Australie occidentale dans la nuit du 17 au 18 juillet 1935. J’ai de fortes rairons d’espérer que mon aventure appartient au domaine de l’hallucination; néanmoins, elle fut empreinte d’un réalisme si hideux que, parfois, tout espoir me paraît impossible.»
Ce qui est étonnant, c’est qu'après un pareil début il réussisse à maintenir le récit sur un plan d’exaltation croissante. Mais il avait, ses pires détracteurs s’accordent à le reconnaître, une imagination assez extraordinaire.
Par contre, ses personnages ne tiennent pas le choc. Et c’est là le véritable défaut de sa méthode d’attaque brutale. On se demande souvent, à la lecture de ses nouvelles, pourquoi les protagonistes mettent tantde temps à comprendre la nature de l’horreur qui les menace. Ils nous paraissenr franchement obtus. Et il y a là un vrai problème. Car, d’un autre côté, s’ils comprenaient ce qui est en train de se passer, rien ne pourrait les empêcher de s’enfuir, en proie à une terreur abjecte. Ce qui ne doit se produire qu'à la fin du récit.
Avait-il une solution? Peut-être. On peut imaginer que ses personnages, tout en étant pleinement conscients de la hideuse réalité qu’ils ont à affronter, décident cependant de le faire. Un tel courage viril était sans doute trop peu dans le tempérament de Lovecraft pour qu’il envisage de le décrire. Graham Masterton et Lin Carter ont fait des tentatives dans ce sens, assez peu convaincantes il est vrai. Mais la chose semble, cependant, envisageable. On peur rêver d’un roman d’aventures mystérieuses où des héros ayant la solidité et la ténacité des personnages de John Buchan seraient confrontés à l’univers épouvantable et merveilleux d’Howard Phillips Lovecraft.
Prononcez sans faiblir le grand Non à la vie
Une haine absolue du monde en général, aggravée d’un dégoûr particulier pour le monde moderne, voilà qui resume bien l’attitude de Lovecraft.
Nombre d’écrivains ont consacré leur oeuvre à préciser les motifs de ce légitime dégoût. Pas Lovecraft. Chez lui, la haine de la vie préexiste à roure littérature. Il n’y reviendra pas. Le rejet de toute forme de réalisme constitue une condition préalable à l’entrée dans son univers.
Si l’on définit un écrivain, non par rapport aux thèmes qu’il aborde, mais par rapport à eux qu’il laisse de côté, alors on conviendra que Lovecraft occupe une place tout à fait à part. En effet, on ne trouve pas dans toute son œuvre la moindre allusion à deux réalités dont on s’accorde généralement à reconnaître l’impotrance: le sexe et l’argent. Vraiment pas la moindre. Il écrit exactement comme si ces choses n’exisraient pas. Et ceci à un tel point que lorsqu’un personnage féminin inrervient dans un récit (ce qui se produit en tout et pour tout deux fois), on éprouve une étrange sensation de bizarrerie, comme s’il s’était subitremenr mis en tête de décrire un Japonais.
Face à une exclusion aussi radicale, certains critiques ont bien évidemment conclu que toute son œuvre était en réalité truffée de symboles sexuels particulièrement brûlants. D’autres individus de même calibre intellectuel ont formulé le diagnostic d’«homosexualité latente». Ce que rien n’indique, ni dans sa correspondance, ni dans sa vie. Autre hypothèse sans intérêt.
Dans une lettre au jeune Belknap Long, Lovecraft s’exprime avec le plus grande netteté sur ces questions, à propos du Tom Jones de Fielding, qu’il considère (hélas à juste titre) comme un sommet de réalisme, c’est-à-dire de la médiocrité:
«En un mot, mon enfant, je considère ce genre d’écrits cornme une recherche indiscrète de ce qu’il y a de plus bas dans la vie et comme la transcription servile d’événements vulgaires avec les sentiments grossiers d’un concierge ou d’un marinier. Dieu sait, nous pouvons voir assez de bêtes dans n’importe quelle basse-cour et observer tous les mystères du sexe dans l’accouplement des vaches et des pouliches. Quand je regarde l’homme, je désire regarder les caractéristiques qui l’élévent à l’état d’être humain, et les ornements qui donnent à ses actions la symétrie et la beauté créatrice. Ce n’est pas que je désire lui voir prêter, à la manière victorienne, des pensées et des mobiles faux et pompeux, mais je désire voir son comportement apprécié avec justesse, en mettant l’accent sur les qualités qui lui sont propres, et sans que soient stupidement mises en évidence ces particularités bestiales qu’il a en commun avec le premier verrat ou bouc venu.»
A la fin de cette longue diatribe, il conclut par une formule sans appeclass="underline" «Je ne crois pas que le réalisme soit jamais beau.» Nous avons évidemment affaire, non pas à une auto-censure provoquée par d’obscurs motifs psychologiques, mais à une conception esthétique nettement affirmée. C'est là un point qu’il importait d’établir. C’est fait.
Si Lovecraft revient si souvent sur son hostilité à toute forme d’érotisme dans les arts, c’est parce que ses correspondants (en général des jeunes gens, souvent même des adolescents) lui reposent régulièrement la question. Est-il vraiment sûr que les descriptions érotiques ou pornographiques ne puissent avoir aucun intérêt littéraire? A chaque fois, il réexamine le problème avec beaucoup de bonne volonté, mais sa réponse ne varie pas: non, absolument aucun. En ce qui le concerne, il a acquis une connaissance complète du sujet avant d’atteindre l’âge de huit ans grâce à la lecture des ouvrages médicaux de son oncle. Après quoi, précise-t-il, «toute curiosité devenait naturellement impossible. Le sujet dans son ensemble avait pris le caractère de détails ennuyeux de la biologie animale, sans intérêt pour quelqu’un que ses goûts orientent plutôt vers les jardins de féerie et les cités d’or dans la gloire des couchers de soleil exotiques».
On sera tenté de ne pas prendre cette déclaration au sérieux, voire de subodorer sous l’attitude de Lovecraft d’obscures réticences morales. On se trompera. Lovecraft sait parfaitement ce que sont les inhibitions puritaines, il les partage et les glorifie à l'occasion. Mais ceci se situe sur un autre plan, qu’il distingue toujours de celui de la pure création artistique. Sa pensée sur ce sujet est complexe et précise. Et s’il refuse dans son oeuvre la moindre allusion de nature sexuelle, c’est avant tout parce qu’il sent que de telles allusions ne peuvent avoir aucune place dans son univers esthétique.