Lorsque le décalage dans le temps serait supérieur à un siècle, les astronautes, à leur retour, auraient manifestement du mal à comprendre les Terriens. C’est donc à leur intention qu’une cité fut fondée au cœur du continent australien, non loin du nouveau Musée d’astronautique. Les hommes attardés dans le passé pourraient s’y acclimater, prendre connaissance, ne serait-ce que brièvement, de tout ce que les Terriens avaient appris entretemps, s’adapter à leur rythme de vie. C’est après seulement que les arrivants regagneraient la famille humaine.
On chercha longtemps comment baptiser la cité. Le nom fut proposé par le commandant de l’un des premiers équipages qu’elle accueillit : Hôtel Sigma. Pourquoi Hôtel ? Parce que les voyageurs n’y séjourneront qu’un certain temps, s’occupant des affaires courantes. Quant au signe « sigma », en mathématiques il désigne, c’est connu, une somme. De la sorte, Hôtel Sigma symbolisera la somme, l’union de tous les hommes.
Les trois années de service de quarantaine passèrent inaperçues pour Borza. Accueillant les vaisseaux qui revenaient du Cosmos, il plongeait dans des temps révolus, ce qui était pour lui invariablement intéressant et nouveau. Borza occupait ses moments perdus en travaillant au laboratoire, c’est-à-dire dans la minuscule pièce deson appartement de célibataire. Borza n’avait pour seule compagnie que Bouzivse, un chimpanzé bourru, qui serait bientôt porté dans les annales de la planète. Les parents de Borza étaient partis pour un voyage spatial, et il préférait ne pas penser au siècle où ils seraient de retour. Adorant les anciens ustensiles de laboratoire, il pouvait manipuler toute la nuit les cornues à deux cols, les bio-stats et les éprouvettes, brasser, évaporer, porter à ébullition, mélanger des réactifs, cultiver des cellules pour structures logiques. Au demeurant, tous les engouements de Borza étaient subordonnés à sa grande passion. Dans une maison de campagne laissée à l’abandon, il assemblait la machine de synthèse de ses rêves, l’affaire de toute sa vie. Il est vrai que la machine était désapprouvée par les amis de Borza, des physiciens. « L’idée est curieuse, mais comment la réaliseras-tu ? » lui disaient-ils. Borza n’en démordait pas, il avait un caractère dur comme le silex. A mesure qu’il multipliait les échecs, il se consolait en songeant que de tout temps il y a eu des inventeurs méconnus.
Ce jour-là, Borza, accompagné de quatre aides, se trouvait à bord d’un satellite de quarantaine pour accueillir et contrôler l’Albert, un vaisseau qui rentrait d’une expédition lointaine et était en train d’effectuer des révolutions autour de la Terre, « dérivait », comme disaient les responsables du service de quarantaine. L’appareil fit plusieurs fois le tour de l’Albert pour effectuer des relevés dosimétriques. Il ressemblait à un duvet volant autour d’un peuplier.
Loin devant, sur la proue de l’Albert, à côté d’un canot à ailes pointues, une petite étoile émeraude chatoyait. Borza songea que cela pouvait être un minéral luminescent ramené d’une planète lointaine.
Le revêtement du vaisseau n’était pas irradié au-dessus de la norme, ce qui mit Borza de bonne humeur. Fredonnant une rengaine à la mode, il procédait aux derniers préparatifs avant de pénétrer en « terre inconnue ». Voici le sas… Il allait s’entrouvrir…
— Un retard de cent à cent-vingt ans. Construit au vingt-et-unième siècle, établit à haute voix Borza en considérant, d’un œil de connaisseur, la poupe massive de l’Albert qui émergeait des profondeurs de l’écran. En matière d’histoire, Borza avait la réputation d’être incollable.
L’équipage du vaisseau n’avait pu ouvrir le sas, les courants de Foucault l’ayant soudé au revêtement. Il avait fallu employer de puissants manipulateurs, dont le maniement était une chose coutumière pour Borza.
Borza fut le premier à monter à bord du vaisseau. A sa demande, l’équipage se réunit au poste de commandement.
Les hommes et les appareils cybernétiques de Borza se dispersèrent dans les compartiments. Un travail de responsabilité les y attendait. Ayant donné un ordre général à chacun, Borza, prenant un manipulateur, entra dans le compartiment qui suivait le sas.
Le manipulateur suivait Borza sans le quitter d’une semelle. Les quatre opérateurs ne cessaient de rapporter par la biocommunication, que le contrôle de l’Albert se déroulait sans complications.
Eh bien, il était temps de gagner le compartiment du commandant. Avant de sortir, Borza jeta un coup d’œil autour de lui. Son attention fut attirée par un objet qui voguait librement dans l’espace près d’un hublot empoussiéré.
En trois ans de service de quarantaine, sans parler des entraînements à l’Académie de l’Espace, Borza s’était habitué à l’apesanteur. « Les barres d’appui ne sont bonnes que pour les débutants », se plaisait à dire Joy Argo. D’une détente quasi automatique, calculée avec précision, Borza s’arracha au plancher, traversa en ligne droite le compartiment, se cramponna au dernier instant d’une main à la grille qui protégeait le hublot et tendit l’autre vers l’objet qui l’avait intéressé et qui passait lentement devant lui.
Le manipulateur répéta exactement le saut de son maître.
Lâchant la grille, Borza se mit à tourner entre ses doigts l’étrange objet nu. Comment appelait-on déjà dans le passé ce petit sac ? Ah oui, blague à tabac. Exact, une blague à tabac. On en usait il y a bien longtemps, avant même la découverte de Vostokov.
La blague à tabac était brodée de fils d’argent. De l’index de sa main droite, protégée par un gant, Borza toucha les fines arabesques du dessin, puis tendit la blague vers le manipulateur. Quelques secondes plus tard, sur le tableau lumineux de celui-ci, il put lire : « Pas de danger ». A l’intérieur, se trouvait une masse fibreuse brun foncé, complètement desséchée. Qui sait, pendant combien de temps ce tabac avait été irradié. Quelles propriétés avait-il acquis du fait d’un tel traitement ? Et pourtant, il serait bon d’en emporter une petite quantité. Pour des expériences. Pour le tester avec des agents chimiques. Et surtout, en ajouter à la substance de travail de la machine de synthèse. Mais oui, il sera prudent. Et puis, la substance est bien isolée…
Une fois de plus, Borza regarda le bibelot à la forme élégante.
Non, il ne prendra pas la blague à tabac : dans le vaisseau, tous les objets doivent rester à leur place.
Strictement parlant, il enfreint déjà la règle de la quarantaine… Mais la tentation était trop forte. Borza fourra dans sa poche une pincée de masse fibreuse, referma la blague et la renvoya flotter dans le compartiment.
La fin de son service et les quelques journées qui suivirent se passèrent pour Borza dans une sorte de brouillard. Il avait devant les yeux Zarika, la fille au visage de reine orientale et aux yeux d’un bleu profond. A plusieurs reprises, il voulut appeler Sigma de chez lui. Il s’approchait de son vidéophone, appuyait sur les touches, puis annulait l’appel au dernier moment. Bouzivse, le chimpanzé bourru, suivait en silence, mais avec une manifeste désapprobation, les gestes du maître. C’était un mélancolique, et un chicaneur de surcroît. Il prenait en grippe les visiteurs. Or, il y avait souvent du monde chez Borza. Bouzivse tolérait plus ou moins les vieilles connaissances de son maître, mais les nouveaux étaient rembarrés. Il en résultait des situations comiques et, parfois, pas tellement, mais Borza s’était trop attaché au vieux singe pour se décider à s’en séparer. Il découvrit par hasard que la vue de Bouzivse avait sensiblement baissé. Le médecin prescrit à Bouzivse le port de lunettes, et Borza fut enthousiasmé par cette idée : si, des fois, le singe était morose et peu sociable à cause de son handicap physique ?