Bouzivse accepta les lunettes, mais son caractère n’en changea pas pour autant.
Finalement, un soir, Borza composa le code d’Hôtel Sigma. Un robot le brancha sur le bâtiment où logeait l’équipage de l’Albert.
— Permettez-moi, Zarika, de venir vous accueillir quand vous quitterez Hôtel Sigma.
Zarika baissa les yeux.
— Je vous ferai visiter la Terre, dit Borza.
Le regard de Zarika s’illumina :
— D’accord.
L’écran étant à peine éteint, Borza sauta comme un fou, attrapa Bouzivse et se mit à valser avec lui. Le chimpanzé ne se laissait contraindre que par un seul être au monde, son maître. Grondant et montrant ses dents jaunies, il se dandinait d’une jambe sur l’autre. Borza ne laissa Bouzivse en paix que quand les lunettes finirent par tomber de son nez.
A la sortie de Sigma, Borza attendait Zarika avec une immense gerbe de fleurs.
— Elles sont ravissantes ! s’exclama la jeune fille. Il faut les mettre dans un vase.
— Je le ferai sans faute, réagit Borza, tout en regardant Zarika.
L’équipage de l’Albert, sorti en même temps que Zarika, fit ses adieux aux jeunes gens et se dirigea vers le parking des autojets. Le commandant partit le dernier.
La place resta vide.
— Où vous a-t-on affectée ? demanda Borza.
— A une station biologique, répondit Zarika. Le Doigt du diable. Joli comme nom ?
— C’est loin, ça, dit Borza. Sur la mer Noire.
Zarika hocha la tête.
— Oui, je sais. C’est en Crimée, dit-elle.
Ils s’assirent sous un parasol. Zarika posa le bouquet devant elle, occupant presque toute la surface de la tablette.
Elle regarda les fleurs.
— Dommage, elles vont se faner, dit-elle.
Ils finirent leurs jus de fruits et se levèrent.
— Vous habitez loin d’ici ? s’enquit Zarika.
— A côté du Musée d’astronautique, à deux pas d’ici.
— Eh bien, faisons un saut chez vous, histoire de mettre les fleurs dans l’eau, suggéra Zarika.
Devant la porte de son appartement, Borza s’excusa :
— Je dois entrer le premier pour retenir Bouzivse.
Le chimpanzé binoclard accueillit la visiteuse sans aménité. A l’étonnement de Borza, toutefois, Bouzivse se borna cette fois à grogner.
— T’as de la chance, dit Borza. Bouzivse t’a reconnue.
Le chimpanzé se mit à quatre pattes et, dressant sa courte queue, vint près de son maître.
— Il ressemble à un ourson. Viens, Nounours ! appela Zarika.
Borza mit les fleurs dans un vase, fit visiter à Zarika son appartement et lui présenta ses robots. Le soir tombait. Ils restèrent longtemps devant la fenêtre, regardant la ville. Les flèches des maisons étaient encore éclairées par le soleil, alors que les rez-de-chaussée commençaient déjà à luire, jetant une lumière douce dans les rues.
— Tu me conduiras à la biostation ? demanda Zarika.
— Oui, mais d’abord dînons, répondit Borza.
Après le repas, Zarika se sentit fatiguée. Pourtant, tout ce que Borza lui racontait était tellement intéressant qu’elle faisait de son mieux pour chasser le sommeil. Elle était installée dans un rocking-chair, Borza était assis à ses pieds sur la superbe peau phosphorescente d’une bête inconnue pour Zarika. Plus tard, elle apprit que la peau était synthétique. Bouzivse, lui, somnolait près de son maître.
Zarika se balança dans son fauteuil.
— Je veux devenir microbiologiste, dit-elle. J’en rêve depuis toujours.
— Tiens, mais tu dors ! la voix de Borza lui sembla lointaine.
— Oui, reconnut-elle. Et si tu veux dissiper mon sommeil, montre-moi un tour de passe-passe.
— Les tours, c’est mon métier, dit Borza et, plongeant la main dans sa poche, en tira une boule multicolore.
Zarika applaudit, ce qui fit gronder tout bas Bouzivse.
— Est-il possible que tu m’étonnes encore aujourd’hui avec quelque chose ? dit Zarika.
— Voilà un bioémetteur. Tout le monde en a un. Le tien, on te le donnera à la station biologique.
— Comme je suis en retard sur vous autres, soupira Zarika. Il est vrai qu’à Sigma j’ai appris certaines choses. Mais c’est si peu… Il faut croire que tu as des prodiges plein les poches.
— Assurément, dit Borza qui sortit d’une poche la pincée de fibres brun foncé et la considéra avec perplexité.
— Il est sympathique, ton Bouzivse, prononça Zarika après une pause pour changer de sujet de conversation.
Entendant son nom, Bouzivse tourna la tête et regarda Zarika.
— T’es sympa, Nounours, dit Zarika et, tendant la main, fit enfin ce à quoi elle ne s’était pas décidée de la soirée : caressa la tête de Bouzivse.
Ce qui suivit, se déroula en un clin d’œil. Bouzivse ouvrit la gueule et rugit. Zarika n’eut pas le temps de retirer la main. Sur la main, apparut un demi-cercle écarlate : la trace de la morsure. Au même moment, Borza frappa le chimpanzé de son poing qui serrait le tabac. Le singe geignit, toussa, poussa un éternuement assourdissant. Borza leva la main encore une fois. Bouzivse bondit, se blottit dans un coin, levant les pattes antérieures d’un air menaçant.
— Laisse-le, pria Zarika.
Borza lava la morsure et mit du sparadrap dessus.
— Tu as mal ? demanda-t-il.
Zarika fit un signe de tête négatif.
— Accompagne-moi jusqu’à l’autojet.
— Où iras-tu si tard ? Reste là ; le matin, on partira ensemble. Demain, je suis libre et je t’y conduirai, dit Borza, ramassant sur le tapis les brins de tabac.
Ayant installé Zarika dans la chambre, il se coucha dans son laboratoire.
Borza fut réveillé la nuit par le mal de tête. La porte du salon était entrouverte. Sur le seuil, quelque masse noire se détachait vaguement. Borza se leva, s’approcha et faillit hurler : c’était le cadavre de Bouzivse. Le rocking-chair du salon était renversé, tout comme le vase, une flaque s’étant formée sur le tapis. La pièce était emplie d’une odeur inconnue, amère. Du tabac, peut-être ? Le mal de tête était si intense qu’il décida de brancher le bioémetteur pour appeler le centre médical. C’est si simple, une pression du doigt… Borza y pensa, mais ne bougea pas. Il restait debout, le front brûlant appuyé contre la vitre, envahi d’une curieuse indifférence.
Et dire que le lendemain matin il avait l’intention d’aller à la serre chercher des fleurs pour Zarika. Zarika… Après, il l’accompagnera jusqu’au Doigt du diable. On pourra s’y baigner… A propos, sait-elle nager ? L’eau est chaude en cette saison.
Qu’est-ce qui a jailli là-bas, derrière la vitre ? Un torrent de flammes. Se peut-il que ce soit déjà le matin ? Non, c’est l’Orion qui s’en va. Le vaisseau prêt à bondir. Le visage tendu de Piotr Braga sur l’écran de l’interphone. Il cria alors quelque chose à Borza, mais le bruit des moteurs couvrit sa voix.
Il ne saura plus jamais ce que Piotr voulait lui dire en guise d’adieu. D’ailleurs, il ne verra jamais personne de l’équipage de l’Orion, pas plus que ceux qui seront nés au cours de ce vol relativement bref : une trentaine d’années à l’heure du vaisseau. Et sur Terre, combien de siècles se sera-t-il écoulés ? Le calcul, des plus complexes, ne pourra être fait que sur le chemin de retour, lorsque l’Orion se sera rapproché de la Terre, sorti de sa dernière pulsation.