— C’était des tueurs professionnels, assura Lamotta.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— La façon dont ils m’ont alpagué.
— Tu mens.
L’ancien boxeur eut un geste de panique, presque indicible. Une mauvaise esquive. Le policier passa à l’attaque. Sa voix devint vraiment frigorifique :
— Maintenant, mon gros, tu vas me raconter tout ce que tu sais. Qui étaient ces types ?
— Je sais pas, gloussa le Maori.
Mais ça sentait le baratin à plein nez. La confusion grimpait au visage de Lamotta : Fitz le tenait.
Une sorte de gong inopiné sauva l’ancien boxeur du K.-O. psychologique.
— Dis donc, flicaille, qu’est-ce que tu fous là ?
C’était tellement bête que Jack se retourna pour voir quelles babines avaient régurgité tout ça.
Un grand gars dans les vingt ans gonflait ses épaules, le coude posé contre le comptoir. Il avait l’œil éméché du type qui cogne sur tout ce qui bouge à la recherche de son identité. Sur ses bras découverts, un tatouage insolite.
— Tais-toi ! C’est Fitz, le chef de la police ! souffla la voix du patron dans son dos.
Mais Bunce tenait absolument à amortir son tout nouveau mètre quatre-vingt-dix. Et derrière lui, trois jeunes Maoris roulaient ce qu’ils croyaient être des mécaniques bien huilées.
— Retourne chez toi, rétorqua Fitzgerald sans un vrai regard pour celui qui se considérait comme chef de bande.
Lamotta cherchait des yeux une porte de sortie. Jack voulut le retenir mais Bunce attrapa le bâton de guerre maori que venait de lui lancer un de ses acolytes. Il commença à agiter son arme sculptée dans l’aire de la pièce. Les pieds de chaise roulèrent sur le sol, deux filles se réfugièrent derrière le comptoir. Les autres gosses bombaient le torse sous leur tee-shirt sans manches. Le patron retint son souffle : la licence de son bouge allait se jouer dans la minute.
— Viens ! menaça Bunce entre deux incantations à peu près incompréhensibles.
— Toi, tu bouges pas ! grogna Fitzgerald à l’adresse de Lamotta.
Mais un vent violent soufflait sur lui : Jack eut à peine le temps de baisser la tête. Le bâton percuta le haut de son crâne et ripa sur le cuir, arrachant au passage une mèche de cheveux et deux larmes de sang. Petit chagrin.
Abasourdi, le policier plia l’échine. Sous les encouragements de ses sbires, le jeune Maori sentit la proie à sa merci. Il attaqua de nouveau.
Au début de la trajectoire, il y eut un bruit suspect — celui d’un flingue qu’on arrache du holster.
Au milieu du mouvement, celui d’un chien qui se tire. Un bruit mécanique, terrifiant.
Une détonation claqua avant la fin du mouvement.
Cri, poudre, fumée, silence, puis geignement.
Les clients retinrent leur souffle : le .38 de Jack pointait le reste de la bande et quelque chose leur disait qu’il avait hâte que ça recommence.
Les gosses hésitaient : au bout d’une Doc Martens usagée gisait Bunce, une balle dans le pied. Les trois Maoris échangèrent un regard flottant. Jack brandit son arme bien distinctement. Son index dansait sur la détente.
— Tu ne tireras pas : trop de témoins, s’esclaffa le plus malin, avec une paire de bras disproportionnés pour sa taille.
Fitzgerald eut une subite bouffée de chaleur. Un peu de sang coulait de son front mais la douleur n’existait pas : pas celle-là. Car l’espace d’un instant, il crut voir les assassins de sa femme, et aussi ceux de sa fille. Des assassins par procuration. Comme ces types, là, qui avançaient vers lui…
Il hésita : les balles risquaient de traverser ces crapules avant de blesser un innocent. De dépit, il choisit de frapper le premier : la crosse du revolver percuta la glotte du plus proche, lequel s’écroula, suffoquant comme un noyé. Tandis que le second perdait deux incisives d’un revers de canon, le plus agile percuta Jack et le plaqua violemment sur le sol.
Les quatre-vingts kilos de jeunesse remuèrent la carcasse pourtant endurcie du policier. Ils roulèrent sur le sol. Très vite, Jack engagea une clé qui immobilisa son adversaire. Il serra l’étau sous les yeux ébahis des clients. Le Maori hurlait, les épaules verrouillées sous la poigne de ses avant-bras. Fitzgerald serra plus fort. Il n’entendait pas les cris. Ses lèvres tremblaient. Les épaules du gosse craquèrent.
Le dernier cri fut plus rauque. Deux luxations simultanées. Alors seulement, Fitzgerald lâcha prise.
Le jeune Maori n’était plus qu’un pantin disloqué sur le sol. Le policier haletait, défiguré par la rage. À ses pieds, trois voyous se tordaient sur le sol crasseux. Il les regardait, hébété. Il ne savait pas pourquoi il avait fait ça.
Le silence qui suivit ressemblait à un cortège de notes mortes dans la douleur d’un génie inconnu. Jack se tourna enfin vers la table : Lamotta avait disparu. Il serra les dents, ramassa son arme et traversa la porte de service dans un courant d’air.
Dehors, une ruelle exhalait ses odeurs de détritus dans la moiteur du crépuscule. En contre-jour, la silhouette de Joe Lamotta échinait ses cent trente kilos vers un hypothétique salut. Fitzgerald oublia toutes ses douleurs et partit à la poursuite du plus fameux souteneur de la cité. Ses semelles dérapèrent à l’angle de la rue, laissant sur le bitume tiède une fine pellicule de gomme. Plus loin, le Maori suait sang et eau en battant le trottoir. La sommation ne servit à rien : Lamotta fila sous un porche.
Fitzgerald pénétra dans un des rares immeubles de style victorien préservés par le temps. Lamotta n’avait pas une chance sur dix de lui échapper : Jack était plus rapide, mieux armé et sans doute plus cinglé que lui. Mais ce soir, le gros Maori n’avait pas le choix. C’était un truand de bas étage mais pas un imbécile ; il avait reconnu les types qui l’avaient tabassé. Maintenant, ils allaient bientôt savoir que Fitz était sur le coup. Cela équivalait pour lui à un arrêt de mort. Alors il joua sa chance à fond.
En atteignant le toit, le Maori ruisselait : son slip le collait sous son treillis souillé de taches de beurre de cacahuète et sa bedaine flageolait sous ses pas hors d’haleine. Dans son dos, les chaussures du flic martelaient les dernières marches qui menaient au sommet de l’immeuble.
Lamotta connaissait un passage : il l’avait utilisé maintes fois lors de sa fougueuse jeunesse. Seulement aujourd’hui, il avait vingt ans de plus et autant de kilos. L’ancien boxeur tenta quand même le coup. Il bifurqua sur la droite, souffla une seconde, reconnut le passage et prit son élan. Sous lui, un vide de six étages. En face, le toit d’une banque sans garde-corps. Entre les deux, un espace d’environ quatre mètres qu’il s’agissait de sauter. Comme au bon vieux temps.
Il fonça.
Du bout du canon, Jack cherchait le chemin emprunté par le fugitif. Deux solutions, une seule possible, et les alizés qui soufflaient sur les hauteurs de la ville ne semblaient pas du tout décidés à l’aider.
Un cri déchira le vent des toits ; suivant l’écho, Jack bondit en direction des cheminées et stoppa sa course au bord de l’immeuble. Le vide chavira dangereusement sous lui : en contrebas, Lamotta s’agrippait au parapet du toit voisin avec l’énergie du désespoir.
Le Maori venait de rater son coup : les années et le beurre de cacahuète avaient eu raison de son combat contre le temps. L’élan avait été trop lent, l’impulsion trop molle, la distance soudain trop longue. Joe n’avait dû son salut qu’à sa force exceptionnelle : maintenant, ses grosses jambes battaient dans l’air, incapables de le hisser jusqu’au toit. Lamotta pestait. Le vide tanguait sous ses pieds inutiles. Envie d’uriner. L’échine moite. Les os évoluant par frissons successifs. La peur qui gagne les épaules, raidit les doigts et menace, compresse, terrifie… Malgré la sueur qui l’aveuglait, il aperçut une ombre passer au-dessus de sa tête ; Jack venait de franchir la distance que le Maori maîtrisait si souvent dans le passé. Maintenant ses doigts lui faisaient mal. Déjà, Joe ne les sentait plus. Aspiré par ses cent trente kilos, il tiendrait encore une poignée de secondes. Pas plus.