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Une larme tiède coula le long de son nez. Le liquide se pencha sur sa joue, hésita un instant et décida de finir sa course dans son cou. La lame de rasoir qu’il portait au cou l’accueillit en ricanant. Accroché au mur, le heï-tiki continuait de le regarder d’un mauvais œil…

John revint lentement à lui. Le coup était passé près mais la drogue avait pris le dessus sur la maladie.

Le dîner avait refroidi, les bougies s’étaient consumées.

Ces jours-ci, ses crises d’épilepsie avaient tendance à se resserrer dans le temps. Il se frotta le visage et murmura :

— Bon Dieu, je désespère de plus en plus mal…

L’éclat de rire qui suivit résonna dans toute la maison.

7

— Je t’aime… soupira Helen.

Elle avait parlé si bas que seuls les insectes des herbes alentour purent l’entendre. Jack pensa qu’elle exagérait un peu mais n’osa répondre — rien qu’un silence anonyme, l’ami incognito des vieux amants. D’ailleurs, Helen ne lui parlait même pas : adossée à la Terre, elle noyait ses yeux dans l’horizon monochrome. À bord d’un ciel anthracite, le soleil semblait avoir fondu dans la mollesse du crépuscule orageux.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-il, allongé sur l’herbe qui la portait si bien.

— Le ciel.

— Et alors ?

— Il va nous tomber sur la tête.

Le policier écrasa la fourmi qui, à deux doigts de là, prenait l’herbe pour un cheval-d’arçons :

— Il en faudra plus pour nous anéantir.

— Je sais, je sais…

Et ces derniers mots se perdirent dans l’orage après avoir voltigé un moment autour d’Helen. Jack se taisait. Ce qu’il venait de vivre l’avait secoué. On ne tue pas un homme sans penser qu’il aurait pu nous faire la même chose.

Il ne dit rien.

Helen avait cinquante-quatre ans et son corps allongé sur l’herbe avait vomi sa belle jeunesse. Du bas de sa quarantaine, Jack avait le bon rôle.

Après la disparition de sa famille, sa maison était devenue un véritable dépotoir où se mêlaient bouteilles de bière vides, mégots de cigarettes, plats cuisinés rongés par les fourmis et nids de poussière en tout genre. Quelques rats venaient même rôder dans le jardin. Devant l’étendue des dégâts domestiques causés par ses années de laisser-aller, Jack avait passé une annonce dans le New Zealand Herald. Helen s’était présentée le lendemain, robe discrète et menton haut. Le policier aimait la dignité : il l’avait engagée le matin même. C’est ainsi qu’Helen entra dans sa vie. Par la petite porte, celle des domestiques.

Helen se résignait alors à faire des ménages pour payer les soins de son mari pompier, gazé lors d’un feu de forêt. Le malheureux avait fini par mourir et la maigre solde qui revenait à sa femme ne suffisait plus à assurer sa retraite. Trop peu malléable pour intéresser un employeur, Helen subsistait donc comme femme de ménage.

Elle vint d’abord tous les jours pour mettre un peu d’ordre dans le bordel amassé au fil du temps, puis chaque mardi. Leurs rapports furent polis, d’employeur à employée. Mais Jack détestait la hiérarchie : à première vue, deux humains ne valaient pas mieux l’un que l’autre — jamais il n’aurait admis qu’un sentiment d’injustice motivait cette idée. Aussi se lassa-t-il du ton révérencieux qu’Helen employait à son encontre — jamais il n’aurait osé admettre qu’il aimait les yeux francs de cette étrangère et la grâce de son corps encore vigoureux.

Plus par pitié que par bonté, il invita sa femme de ménage à dîner dans un restaurant français de Ponsonby. À peine entré, Jack regrettait déjà cette stupide invitation. Mais en sortant, il se réjouissait d’avoir trouvé quelque chose qui pût ressembler à une amie. Bien sûr, il avait Mc Cleary, son vieux copain de collège avec lequel il avait partagé les mêmes pelouses et les mêmes filles, mais ils étaient trop proches, et cela depuis trop longtemps, pour régénérer leur affection. De plus, Mc Cleary faisait partie d’un univers périmé : celui de sa femme et de sa fille.

Helen fut donc pour lui l’être providentiel. Plus âgée, elle aussi marquée par les aléas de la vie et ses injustices (ce qu’on appelle volontiers de la fatalité, histoire de renoncer au combat), la femme de ménage devint sa seule confidente. Fitzgerald parlait peu, et surtout pas d’amour, mais Helen savait déchiffrer les mots perdus dans la tristesse et la laideur de cette vitalité écrasée. Ils se côtoyèrent en dehors des heures de ménage, allaient ensemble aux rares manifestations locales et s’affichaient parfois en public. C’était certes sans amour mais non sans tendresse.

Enfin, pour couper court aux racontars qui circulaient dans leur dos, ils finirent par coucher ensemble. Ce fut une drôle de nuit où ils avaient un peu bu. Pour des raisons différentes, ils avaient besoin de courage. Leur dernier véritable acte d’amour commençait à dater : Jack s’était toujours contenté de rapports succincts avec des filles du bureau. Qu’elles soient mariées ou non, ces femmes avaient de l’énergie à revendre mais peu de cœur.

Helen n’était faite que de ça. Pourtant, son parcours amoureux ne fut qu’une succession d’échecs cuisants. Après la mort de son mari, elle s’était éprise d’un Maori plus jeune qu’elle, un homme violent qui lui avait tout promis, fier d’avoir attrapé une Blanche. Deux ans plus tard, il la battait régulièrement. Femme de caractère, Helen s’était enfuie sous les menaces, elles non plus jamais tenues. Après quoi elle refusa de vivre avec des hommes et restreignit sa libido à des actes d’humiliation, quelques coucheries hâtives sur les banquettes des voitures à la sortie des boîtes pour gens de son âge. C’était dégradant et sans joie : Helen avait pourtant dépassé le stade post-adolescent où le nombre de conquêtes supplée la qualité du cheptel — et la durée de sa relation.

D’une certaine manière, Jack était tombé au bon moment. Il se montrait simple, direct, loyal et sans espoir. Helen s’y était attachée comme on s’attache à un objet convoité qu’on ne possédera jamais. D’ailleurs, Jack ne lui cachait aucune de ses aventures, de plus en plus rares il est vrai. Au moins, sa franchise lui mâchait le désespoir. Au mieux, ils mourraient côte à côte — à défaut d’avoir jamais vécu ensemble.

Jack l’aimait bien. Helen avait su rester jolie malgré ses malheurs et son sourire était si bon qu’il pouvait même gracier la mort. Bien sûr, ses combats étaient dérisoires, ses gestes les témoins muets d’un amour simplement coupable d’exister mais ses cheveux bruns avaient gardé un éclat magnifique : Jack aimait les respirer en grand, comme un bol d’air pris à la sauvette d’un coït trop souvent bâclé.

Bref, ils s’aimaient en passant, avec la politesse muette des vrais désespérés. Jusqu’à ce Noël maudit… Les deux amants étaient là, statues vivantes installées au bord du gouffre. La mer se balançait sous les yachts en contrebas, l’orage passait au large, Jack venait de voir un homme mourir, ça lui laissait un inexplicable goût d’inachevé dans la bouche, et ils regardaient le ciel comme si quelque chose allait réellement se passer.

Les yeux dans le ciel colérique, Helen confirma alors avec certitude :

— Oui. Il va nous tomber sur la tête.

Jack hocha la sienne et vida son verre de vin australien. Helen émit un sourire — chez elle un tic formidable. Et chacune de ses pensées une caresse aimable, aurait ajouté Jack s’il n’avait eu d’autres chats à fouetter.

— Tu ne voudrais pas changer de disque ? demanda-t-il.