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Depuis le salon, La Symphonie pastorale venait de sombrer dans le lourd silence qui, paraît-il, suit les grandes émotions. Ils n’aimaient pas particulièrement la musique classique mais éprouvaient tous deux un terrible besoin d’harmonie. En fait, Fitzgerald n’aimait plus grand-chose : il n’écoutait aucune musique moderne, tout juste un peu de jazz, et détestait Sinatra. Le seul type qu’il supportait était Brel. Un Français ou un Belge, enfin, il ne comprenait pas les paroles mais la rage suffisait. « Un type qui aime Brel ne peut pas être tout à fait mauvais », c’est ce que lui avait dit Mc Cleary, européanophile et parfait bilingue. Jack sourit : Mc Cleary était surtout un ami rassurant — c’est-à-dire un homme capable d’une magnifique mauvaise foi.

Helen épousseta sa jupe striée d’herbes folles et fila jusqu’à la maison. La rêverie de son corps s’évapora dans la moiteur de l’été sous le regard de son amant ; oui, cette fille ferait mieux de garder ses intuitions au chaud et de se trouver un homme digne de ce nom…

Jack regarda passer sa vie comme une mauvaise blague dans l’horizon noir que la côte refoulait vers le Pacifique. Helen revint avec deux verres de vin blanc. Elle s’allongea près de lui et fit des gestes, tous différents. Jack les observa, les aima un à un, mais n’osa les prendre, préférant de loin les laisser en liberté. Inutile d’être possessif avec une désespérée : d’un commun et silencieux accord, ils laissaient les prismes aux chiens de la passion. Notre terre n’en manque pas et ça donne toujours l’illusion de vivre pendant un mois ou deux.

Helen offrit le verre à son ami.

— Déguste-le, c’est notre dernière bouteille.

— Déjà ?

Il insista sur ce mot comme s’il était très beau.

— Je ne voulais pas te le dire pour ne pas te saper le moral, mais la cave est vide.

Fitzgerald émit une longue plainte et sentit venir sa vocation de loup.

— Un soir de réveillon, c’est trop bête…

Elle se frotta les yeux comme si un drap s’y était introduit.

— Qu’est-ce que tu as prévu ce soir ? Si tu veux, je suis seule et on peut…

Fini les épanchements.

— J’ai rendez-vous avec Waitura. Avant, il faut que je passe chez Hickok…

— Qui c’est, ce Waitura ?

— Un professeur de criminologie. Une experte en charabia qu’on m’envoie de Christchurch. Un coup d’Hickok. Très forte, la fille.

— Jolie ?

— Helen, c’est vraiment pas le moment…

Le soupir restait vague. Elle reprit sa place, docile. L’espace d’un instant, Helen avait commis le rêve un peu absurde de passer un Noël avec Jack. Elle s’en voulut. Pareille pensée lui était absolument interdite. Elle le savait.

— Excuse-moi.

— Ne t’excuse pas. Y’a vraiment pas de quoi.

Il se leva. Le soleil tombait dans la baie d’Auckland. À la dextérité du plongeon, le gars savait nager.

Le policier finit son verre d’un trait, posa une bise fade sur la joue d’Helen et partit sans un regard superflu.

Neuf heures sonnaient quelque part comme un coup de semonce. Il y avait eu un hold-up dans sa vie, un casse qui avait mal tourné, et maintenant les flics entouraient la maison. Dans le renfermé de sa conscience, ça sentait l’agonie, une méchante balle dans le foie.

Elisabeth.

8

Les écailles du Pacifique miroitaient sous la lune lisse. John erra une heure le long de la côte, flottant comme un vaisseau fantôme au guidon de sa Yamaha. Thérapeutique très personnelle, John inhalait de l’héroïne lorsqu’il pressentait l’imminence d’une crise. C’était pour lui un prétexte désabusé pour s’envoyer en l’air, se pulvériser jusqu’à l’explosion finale : au moins, là-haut, il ne blesserait personne… Après une tournée des plages chaloupé par les balancements de sa machine, il piqua sur Auckland. Il avait rendez-vous avec un type — un de ses rares clients — vers dix heures. Dealer de la dope n’était pas son hobby ; juste un moyen de peindre sans travailler. John détestait le travail, considérant la chose comme un impôt désuet sur le temps, seul trésor en ce bas monde. Il savait surtout qu’il n’aurait jamais le courage de rejoindre les autres rebuts de la société sur l’île de Great Barrier : non, il lui fallait de la vie, les lumières de la ville, Karekare et ses toiles… Il irait donc. « Mais c’était vraiment pour rendre service ! » hurla-t-il au guidon de sa SR, un modèle japonais copié sur les Triumph à l’époque où l’Angleterre avait encore les moyens de ses prétentions.

Ponsonby. Quartier chic et branché. John roulait doucement sur la grande avenue où clignotaient les façades des restaurants. Des gens défilaient sur les trottoirs déjà ivres de leurs pas. Ils avaient l’air heureux.

Lincoln, rue perpendiculaire. Vide. Il gara la moto le long d’un mur d’enceinte au-delà duquel s’esclaffait une musique. Le ciel virait au mauve. John regarda sa montre, eut un geste de satisfaction (il était bientôt dix heures), réajusta le nœud de son smoking loué pour l’occasion puis sa brosse désordonnée dans le rétroviseur. Ses cheveux châtains n’avaient pas trop souffert du trajet.

La lumière s’éteignit bientôt de l’autre côté du mur, créant une certaine agitation parmi les convives. Le signal.

Personne en vue : John grimpa sur le biplace et se hissa avec facilité au sommet du mur derrière lequel, bien que momentanément livrée à la seule lumière de la lune, une garden-party battait son plein. Il y eut un long « aaahh ! » mimant une impatience péniblement contenue. John profita du moment pour glisser de l’autre côté du mur.

Personne ne semblait avoir remarqué son intrusion : les gens se pressaient autour d’une pièce montée. Dans son délire d’héroïnomane, John songea aux gnous lors de la grande migration. Il aimait bien les gnous. Une bestiole moche, idiote, courageuse face aux lycaons et poussée par son instinct à courir droit devant dès le début de la saison sèche, deux mille kilomètres à fond, le premier qui trébuche écrabouillé par le suivant, d’autres happés par les crocodiles géants ou la boue…

John chassa ses pensées idiotes avant de se mêler aux convives.

Une femme, Mme Hickok, était alors le centre d’activité. Elle portait une robe à fleurs moulante malgré son corps ratatiné sous un châle fuchsia et se déplaçait au bras d’une infirmière en civil. En dépit du maquillage, le teint de cette femme était malade : John ne lui donna pas plus d’une semaine à vivre (et il s’y connaissait en cadavre).

Mme Hickok appela son mari (applaudissements nourris puisque le procureur du district venait d’entrer au conseil municipal de la ville) et fit un bref discours qu’on écouta poliment. Après quoi, on but à la santé des orphelins de la ville qu’Hickok sponsorisait, avant de reprendre son activité. Entre industriels, hommes de loi, d’argent ou d’audiovisuel, quelques filles échangeant des sourires bon marché contre une improbable place au soleil… John rêvait d’ailleurs quand une ombre passa dans son dos. Il attendit que la menace se retirât de ses omoplates pour se retourner : un grand Maori au costume très simple traversait un groupe de gens. Ses cheveux noirs rasés sur les tempes faisaient des reflets bleutés sous la lune. John ne connaissait pas Jack Fitzgerald mais préféra s’éloigner. Le policier venait d’atteindre sa cible : Hickok avait le sourire au front et le smoking d’un blanc impeccable…

Le jardin s’étendait sur un demi-hectare, parcelle de verdure au cœur de la ville agrémentée d’une piscine et de statues évoquant la Grèce antique. Les poches bourrées d’héroïne, John cherchait son client lorsqu’un genre étranger croisa dans ses eaux.