Une femme.
Il maugréa entre ses dents. Le monde venait de changer.
Elle fendit les rangs avec une grâce déconcertante, une fille aux gestes lents qui avançait vers lui en souriant, presque malsaine. L’espace d’un instant, John était ce corps ondulant dans la nuit. Fantastique. Tout devint clair, clair comme du pétrole en feu. Rimbaud avait raison : l’amour est à réinventer. À chaque fois.
Mais le bonheur n’était pas pour lui. Il faut être doué pour ça. Or, John ne l’avait jamais été. Ou alors un été, il avait quinze ans, Betty quatorze, belle à hurler il disait, deux amis sur la plage que le vent d’alors flattait dans la fraîcheur de leurs commencements. Betty. Il y a presque vingt ans déjà…
Soudain, alors que rien ne laissait présager une nouvelle crise, le bruit des conversations disparut de son esprit. Après l’éclaircie entrevue, le monde devint silence. Bouffée délirante : la mer se souleva. Et le noya. John cria, mais sans bruit. Une lueur le submergeait, et dans cet éclat bleu hôpital, un crime. Il pâlit. Ses réminiscences — rêves hauts en couleur, hallucinations d’allure épileptoïde, illuminations — l’amenaient parfois à une sorte de conscience dédoublée qui induisait une telle confusion dans son esprit qu’il pouvait se trouver complètement désorienté, au point de ne même plus savoir où et quand il vivait. John subissait une nouvelle crise. C’était la première fois qu’il s’exposait ainsi en public. Ses mains s’agitaient, ses lèvres se crispaient dans un rictus amer, l’homme s’accrocha à l’air mais l’air n’avait pas de poignée. Il chancela.
C’est elle qui le rattrapa.
— Doucement mon vieux…
Sa voix était douce, presque tiède.
La main de John s’enfonça dans l’épaule découverte. La lueur bleue se dissipait, mais il ne tenait pas vraiment debout. Elle le regarda fragile, sans le juger.
Autour d’eux, les gens continuaient de discuter comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés. John ôta enfin sa main de l’épaule qui l’avait sauvé.
La fille était une longue rousse, ou plutôt auburn, au regard paumé, vitreux, malade, fascinant. Elle portait une robe moulante, un collier de turquoises et un air désolé dans la prunelle de ses yeux vert chlorophylle. Née vingt-six ans plus tôt, on l’avait posée quelque part comme un objet précieux dont on se lasse, objet qu’on avait fini par oublier. Eva. Rompue à tous les plaisirs, elle s’était résolue à vomir sa libido sur un homme jeune, un fils à papa les poches pleines et la tête creuse, sorte de James Dean sans drame qui l’avait amené à l’est de nulle part.
John la dévisagea avec une naïveté presque infantile. Sous la robe qu’elle portait à cru, deux seins ronds pointaient dans leur carquois de tissu. Jamais il n’avait rien désiré de semblable. Jamais. Des flammes crachaient de ses yeux : Eva lui renvoya sa foudre en pleine figure.
Il encaissa sans broncher mais l’électricité qui émanait de cette femme resta, statique, dans ses veines.
— Ça va mieux ? demanda-t-elle sans vraiment engager la conversation.
— Oui. Merci… Je crois que vous m’avez sorti d’un mauvais pas.
— Vous devriez faire attention où vous mettez les pieds.
— Pourquoi, ce n’est pas convenable ici ?
— Vous savez bien que non.
Ils étaient là, deux statues sous la lune. Eva se fissura et dit d’un ton égal :
— Je vous ai vu passer par-dessus le mur.
— Ah bon ? (Mais elle avait l’air de s’en moquer complètement.) Et vous n’avez rien dit ?
— Pourquoi ? Vous avez quelque chose à cacher ?
Sur le coup, John ne sut plus où se mettre. Même pas dans ce smoking d’opérette.
— Je n’aime pas beaucoup le style robe de cinéma, dit-il, mais celle-ci vous va plutôt bien.
— Les starlettes d’Hollywood sont des putes moins onéreuses que moi, mon cher. Vous avez à fumer ? demanda-t-elle comme ça.
— À fumer quoi ?
— Si vous étiez indien, je vous aurais demandé des bidies mais vous êtes un gentil petit Blanc et manifestement défoncé à la poudre. Je ne touche pas à ça en public mais si vous aviez un joint de n’importe quoi, je vous sauterais au cou.
— Restons simples. J’ai de l’herbe, si vous voulez…
— Banco, fit-elle mollement.
John regarda autour de lui et constata avec elle que « ça ne fumait pas des masses dans le coin ». Eva lui lança un clin d’œil d’un vert absolu : direction les haies de sapin.
Il la suivit à distance raisonnable, appréciant les ombres inquiétantes de ses jambes à travers la robe. Ils trouvèrent un banc, seul, près des sapins triangulaires, s’assirent. John brandit un stick prêt à l’emploi. Eva apprécia d’un haussement de sourcils :
— Au moins, vous êtes un homme organisé.
— Pas du tout.
— Merveilleux. Après vous…
John alluma le stick, aspira deux bouffées d’herbe pure et le lui passa. Pas folle, Eva garda la fumée dans ses poumons pour une longue apnée. Silence d’occasion. Bientôt, l’univers devint amical, les étoiles familières et les yeux de la fille teintés d’une rougeur sans équivoque. John observait. Les pupilles étaient les mêmes mais c’était, comme… Dieu amoureux du Diable…
— Qu’est-ce que vous foutez là, mon vieux ? demanda-t-elle pour passer le temps (de fumer).
— Je dois fournir un type en dope.
— Vous trouvez ça malin ?
— Non, pas du tout. Et vous ?
— Oh ! moi, rien…
Ses yeux avalaient les étoiles quatre à quatre — la Croix du Sud. Agitant le chignon bâclé qui stationnait sur sa tête, elle dit :
— Vous êtes un naïf.
— Pourquoi ?
— La façon dont vous me regardez. C’est ça ou alors vous êtes un drogué de première !
Elle fuma jusqu’au filtre.
— Je peux vous dire ma vérité ?
— Allez-y toujours.
— Si je vous avoue que je n’ai jamais couché avec une femme, que je ne sais pas pourquoi mais que je ne me sens plus vierge, à cause de vous, vous allez me frapper avec vos perles ?
Sales gosses, leurs yeux ricanaient. Elle répondit :
— Non.
— Vous voyez que vous pouvez aussi être naïve de temps en temps, lança-t-il en guise de sous-entendu. Je ne sais pas si c’est mal, ou démodé… En tout cas, je crois que je vous aime bien.
— Ça vous surprend ?
Elle avait toujours l’air de s’en foutre complètement.
— Un peu, oui…
— Ça doit être l’air conditionné, rétorqua-t-elle d’une voix légèrement éraillée. Ça n’incite pas au naturel.
— Tu parles…
Eva était grande et souple, portant la mort avec élégance — et la vie par inadvertance. Ils se reniflèrent, prêts à former la meute, mais la louve était du genre à ne pas se mélanger. Elle analysa parfaitement la situation.
— On a l’air aussi seul l’un que l’autre, pas vrai ?
Comme cette fille venait de nulle part, il dit :
— Je m’appelle John.
— Eva. Eva O’Neil.
— D’origine irlandaise ?
— Sans origine.
Vraiment seule.
Alors seulement John se sentit vraiment bien.
— Excusez mon emportement de tout à l’heure…
— Vous parlez de votre petite mésaventure ? hasarda-t-elle.
— Non, de mon espèce d’amour.
— Oh ! Ce n’est pas grave ! Je vous mentirais en vous disant que je n’ai pas l’habitude.