Elle ne faisait pas la modeste.
— Convoitée ?
— Conquise.
— Vous êtes mariée ?
— Il paraît.
Pas plus que la mijaurée.
— Le coup de l’habitude ?
— Disons plutôt une attitude, répondit-elle avec une moue de circonstance.
— Pourquoi faites-vous ça ?
— Vous avez autre chose à me proposer, gros malin ?
Mais le ton était sympathique.
— Ça dépend… réfléchit John. Le problème avec les femmes, c’est qu’elles ont des goûts de filles.
Elle ricana doucement. Ses lèvres luisaient en une paire de lames chromées. Visiblement, il lui plaisait. John mit cette imprudence sur le compte de la solitude.
Ils se levèrent en silence. Eva semblait fragile, à se déchirer sous la lune. Elle se tourna vers la foule, nerveuse.
— Excusez-moi, mon mari nous observe depuis un moment et je n’ai pas du tout envie de me justifier devant lui.
John suivit son regard : à quelques mètres de là, un homme leur souriait, un verre de champagne à la main. Terriblement blond, la coupe en brosse, svelte, le regard d’un bleu vitreux, Edwyn White : son mari.
Les deux hommes s’observèrent. Eva n’aima pas ça du tout (elle connaissait la manœuvre), mais tempéra sa colère.
— Il est jaloux ? demanda John.
— Oh ! On voit que vous ne le connaissez pas ! siffla-t-elle.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Vous comprendrez quand vous le verrez… Mais ce n’est vraiment pas le moment.
— Ce n’est jamais le moment.
Elle se leva. Un mètre soixante-quinze.
— Merci pour l’herbe.
— Pas de quoi.
Ils allaient se quitter sans en avoir envie. La drogue douce commençait à leur tourner la tête, les gens devenaient flous, dérisoires, drôles même…
— À bientôt, John. Je vous trouve très original. Surtout votre prénom.
Boutade ou venin, qu’importe.
Elle allait partir quand sa main décida sans lui de la rattraper. Eva fit un bref aller-retour. Après ce piètre tango, il lança un héroïque :
— Quand nous reverrons-nous ?
— Je ne sais pas, dit-elle dans une moue ironique. Ça dépend. Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
— La plupart du temps, je meurs.
— Bien. Dans ce cas, plus vite que vous ne l’imaginez. (Elle accompagna le tout d’un dernier soupir mal soigné :) Au revoir. Et merci pour votre amour, il me tiendra au moins chaud pour la soirée…
Eva tourna les talons et disparut dans la foule, titubante.
Elle était belle et vulnérable mais c’était plus fort que ça : cette femme n’était pas comme les autres. John eut soudain envie de la peindre…
Dix minutes plus tard, il finit par rencontrer son « client » à qui il livra dix grammes d’héroïne en échange d’une enveloppe vivement délestée. Les choses s’étaient passées le plus naturellement du monde, à l’insu de tous. Après quoi, John s’ennuya en buvant un peu de tout. Même les fleurs exposées dans les bacs bâillaient des étamines. Eva avait disparu.
— Je crois que nous n’avons pas été présentés ? lança alors une voix dans son dos.
John se retourna : Edwyn White était venu jusqu’à lui, élaborant une longue gamme de sourires. Ce bel homme aux manières élégantes, presque précieuses, avait quelque chose de provocant sur son visage émacié.
— Nous ne nous connaissons pas, je crois ? ajouta-t-il sur un ton parfaitement engageant.
— Non, répliqua John.
Le mari d’Eva tendit la main.
— Edwyn White.
John répondit au salut mais se rétracta aussitôt. D’un doigt fuyant, Edwyn venait de lui caresser la paume de la main. Il recula, interloqué.
— Ma femme vous plaît ? demanda-t-il soudain, l’air détaché.
John inventa une moue.
— Comme ci comme ça.
— Vous avez raison : c’est une femme exceptionnelle…
Edwyn White déplia un de ses fameux sourires. John ne savait plus qu’en faire quand Eva choisit de réapparaître, furibonde. Elle bondit sur son mari et étrangla des sanglots dans sa voix :
— Laisse-moi tranquille ! Putain ! Edwyn, mais laisse-moi tranquille !!!
Comme il adressa en retour un rictus complice à John, terriblement mal à l’aise, Eva attaqua de front. De toutes ses forces elle voulut baffer son mari mais la haine la rendait prévisible : Edwyn n’eut aucun mal à saisir ses poignets. Tandis qu’elle gesticulait, il la somma de cesser son cirque. Elle le traita d’enculé. John les regardait faire, éberlué.
La pauvre Mme Hickok tenta de calmer le jeu mais Eva était entrée dans une rage folle. Autour d’eux, des gens hochaient la tête. Rouge de honte, Edwyn serrait les dents et les poignets de sa femme. Il lui ferait payer ça.
John n’avait plus rien à faire ici.
Les lampadaires faisaient des ombres chinoises sur le trottoir. John démarra la moto. Première, deuxième… Quand il tourna à l’angle de la rue, les pneus d’une Jaguar sombre crissaient sur Ponsonby. La tête d’Eva contre la vitre passa dans le faisceau des phares.
Il dut griller un feu rouge pour recoller au train soutenu d’Edwyn. Le vent qui cinglait son visage lui faisait un bien fou. Ils remontèrent New North Road et bifurquèrent au niveau du Mont Albert. Enfin, la Jaguar stoppa devant la grille d’une propriété au style victorien. La moto, phares éteints, resta en retrait. Après un bip, la lourde grille s’ouvrit automatiquement. La Jaguar disparut dans le jardin où les arbres jouaient à cache-cache avec la nuit.
John attendit. Le temps d’allumer une cigarette, d’envoyer la fumée dans les buissons, et une BMW blanche débarquait à son tour : la berline pénétra à son tour dans l’enceinte et fila jusqu’au perron. Il commençait à comprendre l’attitude d’Eva envers lui, sa réaction face à son mari et les manières si raffinées de celui-ci…
La nuit crépitait d’étoiles. John regarda en l’air, persuadé qu’Eva comptait parmi elles. Alors seulement, il rentra chez lui, à fond et sans espoir de chute.
9
Jack Fitzgerald commanda une bière au comptoir du Debrett. Il sortait de chez Hickok et attendait la criminologue au bar de l’hôtel. Il regardait les jeunes s’abreuver au comptoir quand une main se posa sur son épaule : Waitura avait laissé tomber son tailleur au classicisme impersonnel pour une robe plus courte et un chemisier décontracté. Il la regarda à peine.
— Qu’est-ce que vous prenez ?
— Un gin-tonic.
— Vous aimez cette saloperie ?
— Pas beaucoup, mais il me faut un remontant, laissa-t-elle traîner avec son léger accent du Sud. Nous allons passer la soirée à fouiller dans la vie de Carol et je ne sais pas si je serai à la hauteur de votre réputation.
— L’alcool n’est sûrement pas la meilleure solution.
— Pour vous suivre, peut-être.
— Je bois peu.
— Je ne parlais pas de boire.
— Ah bon ? Alors de quoi parlez-vous ? bougonna-t-il en jouant l’innocent.
— Ne jouez pas l’innocent, rétorqua-t-elle — ce qui le fit rigoler en douce. Vous n’aimez pas les gens qui se mêlent de vos affaires et j’en fais partie. J’imagine qu’en prenant quelques verres avec vous, je cesserai mon rôle d’emmerdeuse. Ainsi, nous ferons peut-être du bon travail ensemble.