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Le barman noya le gin dans un soda quelconque. Le verre arriva au bon moment. Il y avait des sujets qu’il ne fallait pas aborder. Celui de savoir de quoi, ou plus particulièrement de qui il avait besoin en faisait partie.

— Vous avez raison : je n’ai pas besoin de grand monde, professeur Waitura.

Elle posa son toniс sur le comptoir et tendit la main.

— Je m’appelle Ann. Laissez tomber le professeur Waitura un moment, capitaine.

— Jack, c’est plus court, rectifia-t-il en lui broyant la main.

Ann la retira bien vite, craignant d’y laisser les doigts.

— Vous êtes toujours aussi doux ?

— Seulement quand on est gentil et aimable.

— Eh bien, je vous conseille de changer d’entourage, fit-elle en délassant ses doigts écrasés. Vous avez dû perdre l’habitude !

Ils rirent un moment. Ce n’était pas franchement drôle mais ils avaient besoin de ça depuis quelque temps.

— Maintenant, vous allez me dire ce que signifie cette bosse sur votre tête…

Jack se rappela le baiser de la mort offert par les petits copains de Lamotta. Helen avait bien tenté de poser un point de suture sur son crâne mais il l’avait envoyée paître : un peu d’antiseptique suffirait. Il baragouina :

— Rien d’important. Un proxénète que j’ai rencontré. Le type est mort. Lamotta, un dur. Complètement apeuré. Bizarre. J’ai mis Osborne sur le coup. On verra ça demain.

— Charmant. Bon, et maintenant, quel est le programme ? demanda-t-elle en jouant avec la tranche de citron qui naviguait dans son verre.

— J’aimerais rencontrer Pete, le barman du Sirène. Quelque chose me dit que ce gamin en sait long sur Carol…

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Mon intuition féminine.

Ils sourirent. Jack profita de l’ouverture pour y fourrer une large goulée de bière.

— Au fait, a-t-on interrogé les ouvriers de l’usine ?

— Le sergent Bashop est sur le coup. Aux dernières nouvelles, cet abruti n’a aucune piste.

— Je vois que vous l’appréciez beaucoup ! s’amusa-t-elle.

— Une mante religieuse est meilleure psychologue.

— Et le médecin légiste ?

— Mc Cleary ? Non, pas de nouvelles. Mais lui je l’aime bien.

— C’est votre ami ?

— Le seul.

— Vous vous connaissez depuis longtemps ?

— Les terrains de rugby. Ça forge. Et vous ?

— Oh ! j’ai quelques amis sur l’île du Sud… s’enroua-t-elle, soudain évasive.

— Pourquoi mentez-vous ?

— Pourquoi dites-vous ça ?

Mais elle s’était fait piéger au mauvais moment. Ann n’avait pas d’amis (pas le temps). De son enfance, elle gardait des impressions, mais pas beaucoup de sentiments. L’homme avec lequel elle s’était mariée trop vite était professeur à l’université de Christchurch ; à quarante ans, il avait été son guide, son mentor. Mais le succès foudroyant de sa jeune femme l’avait rendu aigri, et irascible à la longue. Alors ils s’étaient quittés. Ann lui devait tout mais lui n’avait rien voulu. Sa mission à Auckland était pour elle un nouveau départ : ses parents n’avaient jamais existé dans son esprit malade de travail. Un phénomène de compensation que la criminologue expliquait mal aujourd’hui. Compensation de quoi ? De qui ? Elle verrait ça plus tard. Quand elle serait mûre pour une analyse…

— Vous êtes une fille étrange, supputa Fitzgerald.

— Chacun ses petits secrets.

— Exact.

— Vous cherchez toujours votre famille ? risqua-t-elle sur le même ton.

— Oui.

Passionnément.

Une brève lueur avait illuminé son visage. Ann songea aux bruits qui couraient sur son compte… Pour conjurer le sort, elle demanda le plus naturellement du monde :

— Vous n’avez pas peur qu’elles soient mortes ?

— Non. J’ai juste peur que ce soit moi qui sois mort…

*

Le Sirène était une boîte de Princess Street où les jeunes branchés de la ville se retrouvaient autour d’un champagne jus d’orange. Pas de sélection raciale à l’entrée. Fitzgerald et Waitura descendirent l’escalier qui menait au sous-sol.

La jolie jeune fille qui tenait la caisse souriait déjà, signe évident d’une coopération docile.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous, capitaine ?

Jack placarda une photo de Carol à la face de l’Eurasienne.

— Ça vous dit quelque chose ?

— Bien sûr : les médias ne parlent que de ça. La veille de Noël, si c’est pas moche…

— Quand est-elle venue la dernière fois ?

— Hier soir.

Il avait vu juste.

— Accompagnée ?

— Je ne crois pas. Mais il y avait tellement de monde…

— Combien de temps est-elle restée ?

— Je ne sais plus… Quelques heures, je crois.

— Tu l’as vue sortir ?

Moment d’hésitation. Fatal.

— Avec qui ? Réponds tout de suite avant que je fasse fermer cette boîte pour deal et consommation illicite d’ecstasy.

— Je vous assure qu’il n’y a personne ici pour…

— Tu veux qu’on parie ? Un appel et je boucle l’endroit en un quart d’heure. Vérification d’identité, fouille. Quant à ton permis de séjour, tu peux rêver de son renouvellement, ma belle !

— Je suis en règle, capitaine ! protesta la jeune fille sans se démonter.

— Tu expliqueras ça à l’émigration. (Le visage de la fille se figea. Fitzgerald insista.) Tu es déjà très jolie, maintenant tu vas être très gentille. À quelle heure est sortie Carol, et avec qui ?

— Vers… vers trois heures, je crois. Elle était avec Pete, un des barmans.

Bien sûr : les yeux de Katy s’étaient renfrognés quand Ann lui avait posé des questions sur ce fameux Pete.

— Tu connais les ragots, alors dis-moi : ils sortaient ensemble depuis longtemps ?

— Pas assez pour que ce soit officiel, mais je crois qu’elle l’aimait bien.

— Que s’est-il passé quand ils sont sortis d’ici ?

— Eh bien… je… je crois qu’ils se disputaient, répondit la jolie Eurasienne en baissant la tête, comme si elle venait de goûter à la trahison.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

D’un rapide coup d’œil, Jack nota que sa partenaire avait profité de l’agitation pour faire un tour dans la disco.

— Ils se chamaillaient pour je ne sais quoi. Mais sans violence ! Ils sont sortis, et puis c’est tout.

— Et Pete ? D’où il sort ?

— C’est le copain d’un copain. Il travaille ici depuis trois mois. Un type sympa. Pas un violent. Plutôt un coureur de jupons.

— Des préférences ?

— Vous voulez parler des filles ? Non, pas spécialement. Un type bien, je vous dis.

Quelques clients commençaient à s’impatienter.

— Bon : donne-moi les talons des gens qui ont payé par chèque ou carte bleue hier soir.

— Tout est déjà déposé à la banque. ASB. Celle de Queen Street.

— O.K. Pete travaille ce soir ?

— Oui. Au deuxième bar. Un grand brun. Vous savez, ici c’est un endroit tranquille…

Mais le policier avait déjà disparu sous les stroboscopes de la piste. Là, des jeunes de tout poil se contorsionnaient, volontaires d’un manichéisme de computers. Jack ronchonna dans son âme passéiste : de son temps, on dansait à deux. C’était quand même plus convivial. Il avait invité Elisabeth, ils s’étaient plu tout de suite, elle avait à peine dix-huit ans, lui dix-neuf, des gamins amoureux comme des millions d’autres avant eux. Un rock les avait envoyés l’un contre l’autre (Jack expérimentait de nouvelles passes, ce qui avait eu pour conséquence de catapulter Elisabeth dans ses bras), et la jeune fille avait fini par se moquer de son énergie mal dosée…