Il se dirigea vers le comptoir où un type servait un bouquet de bières pression. Ann, adossée à un pilier, en profitait pour regarder le visage des gens.
Pete encaissa les bières qu’il venait de servir à cinq jeunots gonflés aux barres de musculation. Le boyfriend de Carol était un grand brun émacié de couleur blanche. Ses yeux sombres manquaient de vivacité sous les spots. Il portait des anneaux aux oreilles et de longs cheveux un peu crasseux retenus par une queue-de-cheval. Vêtu d’un tee-shirt à l’effigie d’un groupe de rock local, Pete maniait les verres avec une habileté de professionnel.
Profitant d’une accalmie, le barman vint prendre la commande du colosse métissé qui attendait au comptoir ; Jack sortit une carte de flic et une photo. Pete fit un geste de recul comme si le fantôme de Carol allait le mordre.
— Tu connais cette fille ? cria-t-il par-dessus la musique.
Pete eut un air évasif. Fitzgerald plongea la main de l’autre côté du comptoir, empoigna le barman par la nuque et le tira violemment vers lui. Pete fit un bond en avant. La main droite du policier le saisit sous l’aisselle et le souleva de terre avec une facilité déconcertante : dans le même mouvement, Pete passa par-dessus le comptoir et dégringola sur les tabourets avant de s’écraser sur le sol.
Fitzgerald le tira vers les toilettes annexes. Tout s’était passé en quelques secondes. Aucun client n’avait bougé.
Le jeune homme protestait, mais Jack finit par l’expédier contre les lavabos. Ici, la musique était moins forte : on pouvait discuter. Vautré sur le carrelage sale, Pete reprenait ses esprits. Fitzgerald fonça vers une porte fermée. D’un coup de pied, les gonds volèrent en éclats. Là, une gamine BCBG masturbait un type assez costaud pour catcher dans la boue avec un buffle. La fille lâcha un cri de surprise et rougit jusqu’aux oreilles. Jack esquiva le poing trop lourd qui se traînait vers lui, saisit le poignet du type au vol et tordit brutalement son pouce. Pris dans l’étau, le jeune homme leva l’autre pouce en signe de soumission.
— Ça va, ça va !
Fitzgerald le raccompagna jusqu’à la porte où la gamine épouvantée se tenait, tremblante.
— Police. Désolé les jeunes, j’ai besoin d’être seul.
— Pas la peine de brutaliser les gens comme ça ! ronchonna le type.
Jack ne contesta pas : il avait juste besoin d’une démonstration de force pour impressionner Pete. Maintenant, le gamin allait lui cracher tout ce qu’il savait sur Carol. Il se contenta d’un :
— Reboutonne ta braguette et va-t’en. Quant à toi, gamine, tu ferais mieux de rentrer chez toi…
Du haut de ses seize ans, la fille haussa les épaules. Ils sortirent sans tarder. Au pied du lavabo, le visage de Pete suintait de peur. Fitzgerald l’agrippa par les oreilles.
— Maintenant tu vas me dire pourquoi tu as tué Carol.
Une grenade dans un blockhaus.
— Mais je ne l’ai pas tuée ! Je le jure ! s’égosillait déjà le barman.
— Écoute-moi bien : il n’y a pas de peine de mort dans notre pays, alors tout est question de temps. Celui que tu passeras à croupir en prison. Tu sais ce qu’on fait aux violeurs avec homicide en prison ? Non ? Eh bien, on les met en cellule isolée pour qu’ils gambergent bien, avant de les lâcher parmi les autres fauves. Des gros bras qui en ont pris pour dix ans : vol à main armée, meurtre, règlement de comptes. Et les violeurs de ton espèce, personne peut les saquer. Ils ont leur code d’honneur, les gros. Et ils te feront payer cher le discrédit que tu leur portes en découpant le sexe des filles. Tu commenceras par te faire tabasser sans que personne ne bouge le petit doigt pour t’aider, après quoi tu te feras ruiner le cul sous les hourras des matons, tu suceras tout ce qui bouge, les grosses, les petites, tu lécheras les chiottes et ils te feront bouffer leur merde.
Jack marqua une pause. Bien sûr, ce type n’avait pas tué Carol — il en était bien incapable. Pete était un faux jeton de première, pas un mec qui déraille ponctuellement avec son petit secret morbide. Mais il y avait dans ce grand lâche un soupçon, un je-ne-sais-quoi qui disait à Jack qu’il était mêlé, même de très loin, à la disparition de sa famille. Obsession chronique. Le fil conducteur de sa vie. Il ne le lâcherait pas avant de lui avoir fait cracher ses petites révélations sur le sol de ces chiottes.
Pete se voila la face, incapable d’articuler.
— Il y a une autre solution, poursuivit Jack. Tu parles et je te promets de glisser deux mots au procureur pour que tu aies droit à une cellule isolée. Et tes aveux seront le gage d’une possible remise de peine. Maintenant j’attends.
Le barman finit par glapir :
— Je… je ne l’ai pas tuée, je le jure ! Je suis innocent. Je n’y suis pour rien. Je…
— On m’a dit que tu te chamaillais avec Carol à la sortie de la boîte. J’ai des témoins, inutile de nier. Pourquoi ?
— Je ne voulais plus sortir avec elle, c’est tout ! Je voulais lui expliquer, mais elle avait pas mal bu et ne voulait rien entendre. J’ai préféré lui parler de notre rupture dehors pour ne pas faire de scandale inutile dans la boîte. C’est mon gagne-pain et…
— Pourquoi tu ne voulais plus de Carol ?
— Je… Parce que…
Fitzgerald tordit brusquement sa queue-de-cheval. La tête de Pete cogna le rebord du lavabo dans un gémissement.
— Je ne pouvais pas lui dire la vérité ! couina-t-il.
— Quelle vérité ? Que tu t’envoyais en l’air avec sa colocataire ? C’est ça, hein ?!
— Ou… oui !
— Pauvre cloche. Tu as dit à Katy Larsen de mentir à la police pour une stupide histoire de coucherie. C’est bête mais grave. Je peux t’embarquer rien que pour ça. Maintenant, avant que ça ne te coûte trop cher, explique-moi tout, et en vitesse.
Pete céda sous la menace.
— Je sortais avec Carol depuis trois semaines environ. Au début, tout allait bien. Et puis, elle m’a présenté sa copine Katy. J’ai craqué, et je crois que Katy aussi. Alors, j’ai évité Carol pour voir Katy. On a couché ensemble une fois ou deux avant que je me décide à larguer Carol. Mais comme Katy ne voulait pas que Carol sache qu’on l’avait trahie, j’ai dû lui raconter un baratin pas possible. Ça n’a pas vraiment pris. Alors en fin de soirée, j’ai emmené Carol dehors pour lui expliquer. C’était hier soir. On s’est engueulés dans la rue et Carol est partie, furieuse. Je l’ai laissée. Je suis rentré chez moi et j’ai téléphoné à Katy pour lui raconter.
— Tu as des témoins ?
— Non, j’étais seul chez moi.
— Ça peut te coûter cher : Carol est morte une heure après.
— Mais je ne l’ai pas tuée ! Et puis d’ailleurs, pourquoi l’aurais-je fait ? Si tous les mecs qui larguent une fille devaient la tuer, ce serait un carnage dans le pays !
— Je me fous de tes considérations à la noix. Pourquoi avoir menti à la police ? Il s’agit d’un meurtre, vous le saviez tous les deux.
— Katy a eu peur. C’est une fille de bonne famille et elle ne voulait pas apparaître dans les journaux comme une salope.
— Vous êtes vraiment trop cons, les jeunes… Bon. Et Carol ? Comment était-elle après votre altercation ?
— Pas vraiment bouleversée, répondit le barman. Plutôt furieuse. Elle est partie en m’insultant mais je m’en moquais bien : j’aime Katy.