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Dans l’obscurité des docks, les rats ne faisaient pas de quartier. L’espace d’un instant, Jack commit l’idée absurde de pleurer. Le mal rongeait, tordait le ventre. Il marchait désormais à grand-peine. Ses épaules tressautaient mais les larmes refluaient dans son cerveau. L’amour n’était plus qu’un souffle sur ses lèvres.

Une odeur de pisse froide ranima sa haine du mortel commun ; dès lors, ce serait œil pour œil, croc pour croc. Les poings tremblants au bout de ses mains vagabondes, Fitzgerald avança. Devant lui, une ruelle sombre fuyait sous les taules encore tièdes des entrepôts.

Là-bas, tout au fond, deux hommes sans visage échangeaient quelques mots d’argot citadin. Une poignée de dollars sales trébuchait dans leurs mains nerveuses. Des crapules ordinaires : l’un était un pickpocket trapu, borgne et hirsute, convertissant son butin de la journée en crack. L’autre était plus grand, maigre, le cheveu militaire, dealer de son état, visiblement en pleine forme.

Les deux malfrats chuchotaient dans l’obscurité quand une ombre, plus grande celle-là, passa sur eux. D’instinct, ils reculèrent contre la paroi métallique du hangar.

— Quoi ? Qu’est-ce’tu veux ?! glapit le moins pleutre en tentant de dévisager les ténèbres.

Mais l’homme n’avait rien à leur dire. Un mauvais sourire fendait son visage. Il ne portait pas d’arme, sinon ses mains. Soudain, un vent violent siffla à travers la ruelle ; les malfrats comprirent que ce type était venu là pour tuer quelque chose, ou quelqu’un. Il fallait agir, et vite. Le borgne voulut déguerpir mais une masse énorme l’envoya contre le mur. Sous la violence de l’impact, sa tête percuta le béton et rebondit contre le trottoir. Son compère se résigna à attaquer mais l’autre poing était parti depuis longtemps : propulsé par ses quatre-vingt-dix kilos, Fitzgerald lâcha un crochet dans les côtes flottantes du voyou. Deux petits os cédèrent sous un gémissement rauque. Du droit, il expédia un coup au foie. Souffle coupé, le dealer bascula dans les poubelles grasses.

Le borgne s’était relevé à grand-peine : il titubait maintenant, un couteau dans la main.

Jack évita sans mal sa pauvre attaque et lui décocha un crochet à la mâchoire. La tête du pickpocket partit en vrille : son cerveau, en retard, heurta la face interne de son crâne. L’homme tomba à terre comme une masse.

Étalés pour le compte, les deux truands se mirent à geindre, chacun sur son bout de trottoir poisseux. Jack les balaya du revers de la godasse.

Le silence revint en trombe dans la rue noire. Ça sentait toujours la pisse froide et le désespoir commun. À terre, les voyous faisaient semblant d’être morts, comme des gamins qui jouent à la guerre.

Fitzgerald se résigna à rentrer chez lui. Ce que ces types avaient dans leurs poches lui importait peu : ce qu’il avait dans la tête hurlait beaucoup trop fort.

Il longea le port et suivit la côte vitre ouverte jusqu’à Mission Bay. Son esprit avait retrouvé ses couleurs (aucun pastel) mais une menace flottait dans l’air du temps : trop de choses clochaient dans cette affaire. Il ne savait pas si Ann Waitura espérait toujours soigner le tueur mais lui avait choisi de le supprimer, et vite.

Il gara la bagnole sous le préau. Au loin, les lumières du port pointaient comme des lucioles montrant leur ventre phosphorescent, appels extatiques à la femelle. Jack grimpa l’escalier du garage et reconnut tout de suite le parfum d’Helen dans le salon : de fait, elle dormait sur le canapé, recroquevillée en chien de fusil. « Moi le chien, elle sans fusil », songea-t-il avec une ironie froissée.

Sans doute l’avait-elle attendu pour un bout de réveillon ensemble avant de s’endormir au hasard, encore vêtue de sa robe rouge. Pliée sur le sofa comme une enveloppe à décacheter, l’amour d’Helen resterait lettre morte. Elle n’était pas la première ni la dernière à s’oublier ainsi, inutile et désolée de n’être rien pour l’autre… C’était perdu d’avance mais il l’embrassa sur le front. Helen eut un timide geste de réveil et saisit la main qui vagabondait près d’elle. Ses phalanges écorchées se raidirent malgré lui. Elle embrassa cette main malade avec une infinie délicatesse. Il ne protesta pas : après tout, c’était Noël.

Helen se rendormit dans ses yeux, un bref sourire aux lèvres. Jack la laissa à ses rêves : avec un peu d’imagination, il lui paraîtrait lavé des souillures qui pourrissaient sa vie. Et qui sait, alors, il l’aimerait peut-être…

Il se passa la tête sous l’eau froide. Encore un petit effort et il oublierait les pauvres types qu’il venait d’écrabouiller… Jack se coucha en songeant à sa vie effroyablement ratée malgré ses pitoyables exploits à la police d’Auckland : moitié d’homme, il n’émettait plus que des demi-idées que des demi-sentiments gâchaient et ne faisait plus l’amour qu’à mi-temps à une femme à qui il ne parlait qu’à demi-mot.

Il se sentait vidé de tout, réduit à rien, employé par le néant. Comme s’il vivait la mort d’un autre… Alors, cette nuit encore, il eut un mal de chien à trouver le canard sauvage qui l’emporterait vers le grand sommeil. Helen volait trop haut pour lui…

11

Pourtant, Eva White s’était réveillée de sale humeur : après avoir quitté ces draps où ils étaient trois, une envie de vomir s’était coincée dans sa gorge. Même le café n’avait pu ramasser les ordures de sa bouche. Seul répit dans cette foutue matinée : « ils » dormaient encore…

Heureusement, avec Noël, les domestiques étaient en congé. Eva avait quelques minutes pour elle : personne pour lui dire comment se tenir, comment dépenser l’argent, le temps, et songer que l’ennui lui donnait envie de mourir un jour, comme ça, subitement, sans lettre d’adieu ni rien.

Le réveillon s’était encore soldé par une beuverie ponctuée d’une classique engueulade avec Edwyn, trop précieux pour lui retourner une paire de baffes et lui dire deux mots rassurants. Après quoi, la nuit avait fini par une baiserie d’une tristesse intime malgré les louables efforts « des autres excités ». Eva avait dégluti un peu de cette crasse vulgaire qu’ont les mauvais riches, elle avait dégluti mais ça n’allait pas mieux, à peu près rien ni personne ne l’intéressait, les cinémas étaient probablement fermés, les théâtres faisaient relâche dans l’hémisphère Sud, les musées n’existaient pas encore et la nature en était toujours à sa période glaciaire…

Il était onze heures du matin, le ciel crachait du bleu sur les vitres, Eva avait déjà chaud, envie de rien, même pas d’enfants, quand on sonna à la porte.

Elle ouvrit. Sur le perron, un jeune coursier tenait dans ses mains un télégramme.

— Madame O’Neil ?

Eva frissonna. Jamais personne ne l’appelait O’Neil. Elle saisit la lettre, intriguée, chercha un pourboire, trouva une poignée de billets froissés sur un guéridon de brocante, billets qu’elle tendit au coursier sans rien compter : le garçon sourit à ce corps nu sous le peignoir entrouvert mais la fille refermait déjà la porte.

Eva traversa le hall de manière mécanique. Elle se remémora la soirée chez Hickok, les rencontres inopinées, le visage de certaines personnes et (elle décacheta la lettre), bien sûr lui. On n’oubliait pas facilement ce genre de visage. Ni ce genre de lettre. Des mots simples, tout cons, noir machine sur blanc administratif. Ça disait quelque chose comme rejoins-moi, un rendez-vous étrange, viens vite, sur un port comme dans les romans de London, tendre est la nuit, Scott Fitzgerald, des années folles… Les mots d’un homme, pour elle. Simples et tout cons.