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Eva fourra la lettre dans la poche de son peignoir et parcourut les trente mètres qui la séparaient de la douche, le couteau entre les dents.

*

Les chaussures de John couinaient sur le ponton du port d’Auckland. La fumée de sa quatrième cigarette s’évaporait dans la grande déchetterie de l’atmosphère. Il pensait. Une lettre par coursier. Le lendemain. C’était un peu gonflé pour un matin de Noël mais Eva n’avait pas d’enfants. Rien ne la retenait. Le télégramme donnait rendez-vous à midi : il était la demie et le ferry attendait que les passagers digèrent leur réveillon pour s’alléger l’estomac sur l’île de Waiheke.

John perpétua son regard au-delà de la foule agglutinée sur le ponton : Eva arrivait enfin.

Elle portait des Doc de fille mais sa démarche restait légère. C’est ainsi qu’elle vint à lui. Chacun trouva que l’autre avait changé depuis la veille ; ils se l’avouèrent au milieu d’autres mots presque aimables.

— Je… Désolé pour le procédé. Le message… finit par insinuer John.

— Oh ! j’ai pris ça comme une bouteille à la mer…

Elle hocha la tête. Ses yeux (verts, un peu absents) contrastaient avec ses lèvres (roses, gravées dans une sensualité morbide). Les gens affluaient vers le ferry.

— En tout cas, c’est bien d’être venue.

Elle réajusta ses lunettes noires.

— De toute façon, il fallait que je parte de chez moi.

Impossible de savoir ce qu’elle voulait dire par là.

— C’est si pénible que ça de vivre avec lui ?

— Non. D’abord il faut être juste : ce que j’ai, je l’ai bien voulu. Mais nous avons chacun notre indépendance. C’est, disons… une sorte de contrat moral entre nous. Pour être plus précis, c’était écrit entre les lignes du contrat de mariage.

John alluma une nouvelle cigarette. Les gens passaient autour d’eux.

— À vous entendre, on dirait un de ces vieux arrangements passés par les grandes familles pour marier leurs enfants…

— Je ne suis pas issue d’une grande famille, mon cher. Et puis, je me fous complètement des familles, des conventions, des idées reçues, des notaires… Je me fous de tout, si vous voulez connaître le fond de ma pensée. Et ne faites pas l’effrayé, on peut me ramasser à mains nues.

Le ton un peu rauque avait le charme du tombeau que l’on claque. On ne jouait plus. Ou alors à autre chose.

— Allez allez ! s’écria-t-il en la tirant par les épaules.

Ils suivirent le cortège d’humains disciplinés jusqu’au ferry en partance. John la regardait bouger dans la petite robe à pois. Elle dit en se retournant :

— Ne vous étonnez pas si je prends souvent l’air blasé de la femme fatale au grand regard occupé d’ailleurs, ce n’est qu’un vieux système de défense perfectionné depuis l’enfance…

— Vous avez tant de choses que ça à cacher ?

— Oh ! si vous saviez ! s’esclaffa-t-elle en prenant l’air de la femme éreintée par ses problèmes de luxe.

Le vent s’était levé et rendait le soleil plus dangereux. Ici, la relative absence de pollution et la proximité du fameux trou dans l’ozone font la part belle à ce que John appelait les « ultra-violents ».

— En tout cas vous avez meilleure mine : hier soir, on aurait dit un mannequin mort.

Elle sourit :

— Sachez, jeune homme, que je n’ai pas la prétention de vivre toute ma vie. Ah ah ah !

John ressentit comme un picotement.

Ils montèrent à bord. Une sirène. Des mains qui se lèvent, la mer qui bout dans la marmite du port, Eva qui ôte enfin ses lunettes, quelques banalités et la grande île qui s’éloigne… Accoudés à la rambarde arrière du ferry, ils regardaient les hélices faire pleurer la mer à gros bouillons. La brume de chaleur enveloppait la cité bleue, le monde rapetissait et, au fond d’eux, ça les arrangeait.

— Vous connaissez Hickok ? demanda-t-elle.

— Qui est-ce ?

— Le type qui organisait la soirée d’hier soir.

— Non.

— Vous ne perdez rien, pérora-t-elle : Hickok est un salaud, lui comme tous les autres. Et sa femme une pute.

— Une pute ?! Voyez-vous ça.

— Oui… dit-elle, les yeux vitreux. Des petits humains sans reproche ni talent. Quelqu’un comme moi, en somme…

Eva avait l’air de savoir de quoi elle parlait. Sur le coup, c’est tout ce qu’elle avait trouvé : elle ne pouvait tout de même pas dire à cet inconnu que son mari lui faisait du chantage afin qu’elle accepte de coucher avec ses amis toxicomanes, que la discussion avait eu lieu à l’écart pour ne pas offusquer les bonnes âmes présentes chez le procureur, qu’elle avait fini par traiter Edwyn de « vieille pédale hermaphrodite » avant que celui-ci ne cherche à séduire la seule personne à l’avoir amusée, même un instant : John. Non, elle ne pouvait pas lui dire ça…

Il aima la saine colère qui lézardait son front.

— Je n’aime pas vos soucis, déclara-t-il.

— Mes soucis ? et elle faillit ricaner.

John ne se démonta pas — il savait comment se construit le mépris.

— Votre mari, Edwyn, qui est-ce au juste ?

C’est Eva O’Neil qui répondit :

— Edwyn White, fils de son père, grosse pointure financière de la City d’Auckland. Plus d’argent qu’un dictateur, une de ces fortunes qui vous dispensent de relevés de compte, si vous voyez ce que je veux dire. Edwyn ne travaille pas. C’est un débauché, comme moi. Son père l’a toujours couvert d’argent pour qu’il se tienne tranquille…

— Tranquille de quoi ?

— Pourquoi toutes ces questions ?

John plongea dans ses yeux, gris contre vert, belle empoignade, et lui serra le bras. Ça faisait presque mal — ça faisait vraiment du bien. Il dit :

— Écoutez : nous n’avons pas beaucoup de temps tous les deux. J’étais sérieux hier soir.

— À propos de quoi ? Votre amour ? railla-t-elle.

— Si vous voulez. Et de tout le bordel qui va avec.

Eva fut troublée. C’était une orpheline. Elle n’avait jamais cru tout ce qu’on lui avait dit. Dès le début, ses bases affectives étaient erronées. Des étrangers l’avaient baratinée sur la vie, les sentiments. On ne l’avait jamais aimée. L’amour, elle n’y croyait pas. Pas une seconde. Orpheline. Oui, même ses parents l’avaient trompée. Eva n’avait dû son salut qu’à sa fantasque beauté. Ce n’était pas sa faute, juste un gadget du destin génétique légué par ses parents pour qu’elle se débrouille sans eux dans la vie. Évidemment, cette beauté l’agaçait : car non seulement Eva n’y était pour rien, mais c’était de surcroît le seul don de ses parents — ces lâches qui, selon sa psychose personnelle, l’avaient abandonnée. Et quand on lui disait « vous êtes belle, je vous aime », Eva éprouvait un pittoresque sentiment de mépris pour l’espèce humaine : elle était une terre sans eau. Les hommes l’avaient polluée par passion — détruire pour mieux posséder. Mais l’homme qui lui parlait aujourd’hui semblait d’une désarmante sincérité.

En bonne enfant têtue, Eva tenta une ultime contre-attaque avant de tomber dans le piège :

— L’amour, oui… C’est bien tout ce que j’inspire aux hommes…

Son regard naufragé s’échoua contre un récif à bâbord. John le sortit de ce mauvais pas.

— Le problème, justement, c’est que je ne suis pas vraiment un homme, Eva… (Une lueur adolescente passa dans ses yeux. Il ajouta :) le deuxième problème, c’est que je ne suis pas sûr que vous voyiez ce que je veux dire par là…