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Elle se rétracta devant l’urgence. Où voulait-il en venir ? Et puis d’abord, d’où sortait ce type ? Pourquoi avait-elle répondu à son avance ? Elle le trouvait certes séduisant, il avait l’air aussi perdu qu’elle, alors quoi ? Elle ne savait pas vivre avec toutes ses contradictions. Mais leurs visages s’attiraient. Il suffisait de les voir ensemble. Eva réalisa que le danger existait au-delà de ses espérances.

Elle répondit enfin :

— Si. Si… je crois…

Mais ces mots n’étaient pas d’elle.

John sourit comme si au fond tout cela n’était pas bien grave. Elle hésita. Bon Dieu, ils parlaient quand même de passer leur mort ensemble !

Dans l’attente d’une vraie réponse, il observa la cicatrice à la commissure de ses lèvres, relief discret d’un paysage féminin à failles apparentes. John avait une incompréhensible envie de l’embrasser, cette cicatrice ; jamais il ne s’était tant approché d’une femme, du moins pas depuis Betty…

Le cœur d’Eva battait à tout rompre. En dépit de ses vingt-cinq ans, ce n’était pas une midinette. Quand on naît orphelin, on est orphelin. Sur le pont de ce ferry, tout était différent. Quelque chose montait en elle. Jamais personne ne lui avait exprimé la moindre empathie — sans doute trop belle pour ça — et bien qu’elle détestât l’apitoiement, Eva réalisa que le visage de John était le triste reflet du sien, de sa condition, de son malheur. Le prisme qu’elle lui accorderait en retour serait sa déviance, son salut. Là, il y avait l’espoir.

Remplie de gratitude, heureuse un instant comme jamais elle n’avait osé l’envisager, Eva prit ce visage entre ses mains et le serra fort. Ses yeux criaient : « D’accord. »

*

Waiheke. Petit Éden de verdure et de sable soûlé par les alizés, humeur constante d’une nature ici omniprésente. Là, les hommes sont à leur place : invités sur Terre. Alors, par respect, ils se tiennent bien. Enfant, on apprend ça. Adulte, on s’y tient. Nouvelle-Zélande. Pays de contraste, vert et bleu, rythmé par le mouvement des flots. Toujours sauvage, rarement en colère. Un pays qui ressemble à tout et à rien, la Bretagne jetée dans le Pacifique Sud, le Québec aux Marquises, les Alpes au pied des baleines…

John et Eva marchaient sur un bout de plage cerné de rochers élégants, phares officieux pour les navires croisant en mer de Tasmanie. La femme tenait d’une main ses chaussures. De l’autre, elle tenait le vent. Dans le rôle du spectateur amoureux d’un instant qui ne lui appartient pas, John se contentait de son ombre. Il observait ses longitudes ; ces formes, il faudrait bientôt les recréer. Mais ça c’était encore une autre histoire…

Ils avaient parlé d’eux, un peu. Elle lui avait avoué son dégoût des choses tout en ayant parfaitement conscience de son renoncement. Eva ne faisait plus d’efforts pour cerner la vie, pourtant visible partout : roche, mer, terre, vent, hommes et animaux. Elle se laissait porter par le flux de son sang jusqu’à ce qu’il stoppât de lui-même. Peu importait la raison. En attendant, elle abusait de tout. Son quotidien. Un petit jeu morbide mais clownesque où les règles consistaient à les transgresser afin d’observer le comportement vulgaire du genre alentour. Il voyait tout à fait ce qu’elle voulait dire. Ils comparèrent certaines expériences choisies avec soin, ce qui les fit rire longtemps.

Puis John roula un pétard d’herbe qu’ils partagèrent avec la brise. Dans la tourmente, il lui avoua sa principale activité de peintre. Eva trouva la chose intéressante, sans plus — pas le genre à s’enflammer parce qu’elle côtoyait un artiste, sachant le cas compliqué, souvent sinistre, égocentrique voire vaniteux. John, lui, couvait d’autres mauvais génies.

— Qu’est-ce que tu fous ? lança-t-elle à l’homme qui se taisait depuis un moment.

— Je te regarde.

— Et qu’est-ce que tu vois ?

— La grâce. Celle du tigre mangeur d’hommes, ajouta-t-il, vaguement ironique…

— Hum ! Ça me plairait assez ! (Elle pointa ses petites canines :) Je n’aime pas trop les hommes.

— Moi c’est pareil.

La crique était déserte. Dans le ciel, les nuages faisaient des ronds de fumée en attendant que ça se tasse. Enfin, Eva ôta sa robe et fila vers les vagues. John détourna le regard : sa poitrine était nue et la voir, c’était vieillir trop vite. Non, pas encore… Trop insouciante pour remarquer son embarras, elle le somma de la rejoindre. Il s’exhiba à reculons.

La jeune femme aima beaucoup ses épaules rondes, ses bras noueux et plus encore sa retenue, loin de saisir les raisons d’un tel détachement. Comme John évitait de trop l’approcher, elle sourit d’un air entendu avant d’expédier son mètre soixante-quinze vers le large.

John attendit sur le bord, des couleurs plein la tête. Quand Eva sortit du bain, sa toison un peu brune apparut sous la petite culotte. Ils se rhabillèrent et tout rentra dans l’ordre.

C’est bien connu : la mer, ça creuse. Ils fumèrent un nouveau joint d’herbe allongés sur le sable tiède, divaguant mollement au gré de leur imagination fertile. Cet été-là sentait l’enfance, les vacances avec les grands-parents : bref, tout ce qu’ils n’avaient jamais connu.

— Tu as déjà tué un homme ? finit-elle par demander, la nuque plantée dans le sable.

— Non… Non.

— Moi c’est toujours pareil…

Ils regardaient le ciel.

— Peut-être qu’on est faits pour vivre ensemble.

— Vivre ? Elle fit la moue : oui… Peut-être.

Elle caressa sa main. C’était le premier. C’était le seul rêve. Quand l’œuvre serait prête, ils l’achèveraient. Et la fracasseraient. Alors, ils pourraient peut-être rafistoler quelque chose sur les ruines de leur mauvais amour : la maison digne de l’autre.

12

Jack Fitzgerald n’avait jamais eu beaucoup d’amis. Par instinct, les gens se méfiaient de lui. Au début, trop enfant, Jack ne l’avait pas compris. Mais plus tard, au collège, il réalisa l’aversion respectueuse qu’il inspirait aux humains ; on fuyait à son approche.

Jack était un prédateur au sommet de l’échelle. Seul Mc Cleary et sa logique de biologiste admit la chose comme une curiosité darwinienne. Ce grand Maori au regard brûlant inspirait une crainte sauvage à ses pairs.

Elisabeth, elle, avait toujours été intriguée par les gens seuls, ceux qui se tiennent à l’écart des groupes. Leur rencontre eut lieu à l’université d’Auckland ; l’homme déambulait dans le magnifique parc du campus, un tee-shirt assez large pour dissimuler ses pectoraux déjà puissants. Depuis la rentrée, Elisabeth avait repéré ce métis courtois et solitaire ; elle se renseigna auprès de ses amies. En retour, on lui dressa le portrait d’une brute (Fitzgerald faisait à l’époque de la boxe) taciturne et vaguement gauchiste, un type dont le physique impressionnant cachait (mal) une gêne chronique envers son prochain — ceci malgré ses revendications populaires. Elisabeth comprit plus tard que le problème, c’était lui. Lui et sa colère contre les conservateurs au pouvoir et le libéralisme tranquille qui repoussait ses demi-frères hors d’un système où ils n’avaient plus de place ; on n’apprend pas à un homme libre à se soumettre. On l’écrase à l’occasion. Et Jack arborait un air de défi qui ressemblait à tout sauf à l’obéissance.

Elisabeth le trouvait terriblement sensuel, splendide et presque maladroit avec tout ce qu’il voulait taire en lui. Elle avait dix-sept ans révolus, pas beaucoup d’expérience et une anatomie un peu banale qui savait toutefois plaire aux hommes — une de ces filles à la plastique inégale dont le charme est un art consommé. Aussi sourit-elle à ce révolutionnaire en herbe qui venait de la croiser dans le parc de l’université : Jack s’était arrêté, surpris par cette marque d’affection adressée au hasard d’une allée. Il était resté de marbre mais son visage avait soudain perdu toute agressivité.