— Je serais plutôt encline à suivre la thèse d’un enfant traumatisé : la forclusion de ce signifiant primordial — reste à définir lequel — a fait de lui un psychotique. Il a tenu le coup jusqu’à l’apparition de bouffées délirantes aiguës ; coup de tonnerre dans un ciel bleu, dans notre jargon. Depuis, notre homme tend vers un état de psychotique chronique. Le deuxième meurtre, cinq ans après le premier, en est la preuve. Le tueur souffre d’une absence de limites tant corporelles que psychiques. Le délire est un moyen de lui rendre la vie tolérable. Les symptômes psychotiques surviennent après un stress clairement identifiable. J’ai eu l’occasion de traiter un jeune homme qui, dans un état de perplexité et de confusion de brève durée, avait tenté d’étrangler une femme lors d’un coït stressant chargé d’hyperémotivité…
— Putain… maugréa Mc Cleary.
— Dans ce cas, notre tueur apparaît peut-être dans les fichiers des mœurs, supputa Jack. On l’a certainement déjà alpagué pour délits mineurs. Je vais vérifier tout ça et secouer les types en liberté. J’attends des nouvelles d’Osborne à propos de Joe Lamotta. Il y a aussi l’histoire de Pete et Katy… Au fait, pas de nouvelles de la gamine ?
La jeune femme eut une moue dubitative.
— Non. J’ai de nouveau téléphoné à ses parents, à Napier. Ils m’ont confirmé que Katy avait décommandé au dernier moment. Depuis, aucune nouvelle.
— Étrange, pour un soir de réveillon…
— En effet. Depuis, son téléphone ne répond pas. Ni celui de Pete d’ailleurs…
— Que comptes-tu faire maintenant ? demanda Mc Cleary à son meilleur ami.
— J’ai rendez-vous avec Hickok. Il me faut un mandat de perquisition chez Katy et Carol. Takapuna ne fait pas partie de mon secteur et c’est lui qui chapeaute l’affaire.
— Qu’espères-tu trouver chez elles ?
— Un dictaphone, des bandes audio et peut-être plus… (Jack regarda sa montre et se leva :) Bon, il est temps que j’y aille. Waitura, vous avez un programme ?
— Oui, Jack, répondit-elle en soulignant le fait de l’appeler par son prénom selon leur pacte de la veille. Je vais étudier les données sur le tueur. Je commence à me faire une petite idée de lui. On manque encore d’éléments mais nous sommes sur sa piste. Je vous suis…
Elle sourit légèrement et se leva à son tour. Tandis qu’elle se penchait, Mc Cleary reluqua sa poitrine opulente comprimée dans le tailleur. Fitzgerald jeta un billet froissé sur la table. Ils saluèrent Mc Cleary et quittèrent le restaurant.
Caché derrière sa moustache poivre et sel, le médecin légiste suivit la silhouette de la jeune femme jusqu’à la sortie. Ses fesses rondes faisaient ressortir sa taille de guêpe.
La bestiole partit piquer d’autres imaginations.
— Drôle de fille… soupira Mc Cleary en trouvant soudain sa femme un peu banale.
Il lissa ses belles moustaches et commanda un cognac français, pour compenser.
13
Le bureau d’Hickok empestait le cigare et la cendre en décomposition. Derrière ses yeux bleu métallique, l’homme de loi avait l’air nerveux.
— J’ai lu le rapport de Mc Cleary, celui de Bashop, et enfin celui des équipes techniques. Maintenant je veux le vôtre, et détaillé, sur les circonstances du meurtre de Carol Panuula, fit-il en brassant l’air autour de lui. Une fille a été sauvagement assassinée, l’interrogatoire à l’usine s’est révélé sans succès et aucune empreinte n’a été relevée dans la voiture que conduisait la victime le soir du meurtre. (Les oreilles de l’homme le plus puissant de la ville rougissaient.) Les journalistes campent devant mon bureau et la Nouvelle-Zélande entière vous observe…
Par la baie vitrée du bureau, Jack ne voyait que des bateaux, ceux de la Whitbread, se pavaner dans le port de Freemans Bay. Il était parti une fois avec Elisabeth, au début de leur relation. Depuis, il laissait les yuppies de la City frayer entre eux dans la baie d’Auraki…
— Nous ne faisons pas le même métier, finit-il par répondre, le visage encore ruisselant d’embruns tout à fait morts. Et vous feriez mieux d’envoyer paître les journalistes. Ce n’est pas une affaire pour les amateurs, vous le savez parfaitement.
— Peut-être mais la chose est populaire.
— Je ne savais pas que vous étiez populiste…
Le procureur passa ses pupilles acérées par-dessus ses lunettes comme si seul un bout de verre séparait les deux hommes. Il gomma leurs différences d’un geste circulaire.
— Là n’est pas la question, Fitz. Nous sommes un petit pays, vous le savez mieux que quiconque. Ici, ce n’est pas New York ou Los Angeles. On ne peut pas étouffer et trier les affaires selon les courants politiques qui agitent la police. On doit rendre compte à nos concitoyens des efforts faits par nos services pour assurer leur sécurité.
— Allez déblatérer ce genre de conneries aux journalistes, Hickok. Je ne vote pas.
Le ton était volontairement provocateur. Jack se permettait à peu près tout vis-à-vis d’Hickok : ce n’est pas lui qui allait l’arrêter dans ses investigations. Et puis, le Maori détestait les institutions et la morale puritaines, le qu’en-dira-t-on et les compromis avec ce qu’il appelait le totalitarisme politico-économique. Des vieux principes d’adolescence. À ce petit jeu, Hickok jouait gros dans cette affaire. Le procureur fit peser ses cinquante-cinq ans dans la balance du commerce peuple-pouvoir.
— Nous devons collaborer avec les médias, répondre aux questions que se posent les électeurs, les rassurer, etc. Bref, jouer la transparence. Ce qui ne nous empêche pas de garder nos petits secrets en famille.
— Où voulez-vous en venir, Hickok ? demanda l’officier en se jetant dans ses yeux.
— Tout le service est concerné par cette affaire de meurtre. Je vous ai déjà mis en contact avec Waitura : vous comprenez que vous ne pouvez pas opérer seul, n’est-ce pas ?
— Si vous l’avez décidé…
— Notre pays est réputé pour être le plus paisible du monde. Je tiens à ce que les choses restent ainsi sous mon mandat. (Il passa ses mains dans des poches de son costume gris perle.) Si nous résolvons cette affaire, vous pouvez compter sur moi pour vous offrir une promotion. Et cette promotion, c’est le poste que j’occupe aujourd’hui…
Hickok laissa sa dernière phrase en suspens.
Fitzgerald réalisa qu’il n’avait jamais pensé à cette promotion. Son ambition, il l’avait laissée de côté vingt-cinq ans plus tôt. Hickok le savait — et ils étaient peu à le savoir. Prendre son poste était une belle opportunité ; fini le ramassage des petites frappes, les réseaux de dope à démanteler et les paperasses à remplir. Avec le poste de procureur, son territoire d’investigation embrasserait le pays entier. Autant de chances de retrouver les traces d’Elisabeth et Judy. L’île était grande et les campagnes reculées avaient leurs secrets enfouis…
Une lueur passa dans ses yeux. Hickok la perçut. C’était son point faible.
— Alors, que me proposez-vous ? fit le policier en allumant une cigarette de contenance.