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Les vieux complices se retrouvèrent devant l’étalage d’un marchand indonésien. Kirsty, elle aussi, resta dubitative : ces gars-là étaient nouveaux dans le secteur des docks. Elle les avait vus traîner dans le coin, marchant comme les héros qu’ils croyaient être. Selon la péripatéticienne, ces jeunes Maoris venaient probablement de South Auckland.

Ils se séparèrent. Kirsty, d’habitude si décontractée, n’avait même pas essayé de blaguer avec son vieux copain Fitz. La mort de Lamotta avait vraiment secoué tout le quartier…

Le long de Mission Bay, quelques palmiers paresseux s’époussetaient avant la nuit à venir. Jack rentra sans épiloguer sur la nature et son étrange pouvoir de plénitude. De toute façon, elle finira bien par nous emporter. Il le souhaitait.

Il gara sa Toyota sous le préau sans une pensée pour les mégots débordant du cendrier. En dehors des vieilles anglaises, Fitzgerald détestait les voitures. Pour lui ce devait être un service public, pas une institution privée. Et puis, c’était à cause d’une saloperie de bagnole qu’il avait quitté Elisabeth le jour du drame…

La portière érodée claqua. Un matériel de pêche qui n’avait pas vu de poissons depuis un quart de siècle pendait au mur du garage. Elisabeth adorait la pêche : elle n’attrapait jamais aucun poisson. Ça la faisait rigoler, alors Jack aussi. C’est tout.

Il grimpa l’escalier. La maison était vide et bien rangée : Helen n’avait pas pu s’empêcher de tout nettoyer. Des effluves de cire s’épanchaient encore des meubles repus. Il hocha la tête ; après tout, il la payait pour ça.

Le policier trouva un sandwich dans le micro-ondes et remercia les doigts de fée qui l’avaient confectionné. Cette femme était mieux qu’une mère pour lui — qu’il n’avait de toute manière jamais connue. Il dévora le sandwich debout, puis fila dans le bureau pour taper le rapport d’Hickok.

Accrochées aux murs, les photos jaunies le regardaient travailler : Elisabeth et Judy, vingt ans à elles deux, et des sourires glacés à force d’être figés. Il y en avait partout, réminiscences sordides d’un esprit obsédé. Seul un pan de mur avait été épargné pour accueillir une carte détaillée du pays : hachurés au feutre rouge, les endroits que Jack avait ratissés lors de ses loisirs (trois semaines de vacances par an, une escroquerie votée par des gens hors du temps, selon lui). Plus loin, exposées sur des étagères métalliques, les dépositions des rares témoins de l’époque, les conclusions de l’enquête officielle. À côté de l’ordinateur, une pile de dossiers ordonnés selon les années. Si certains de ces dossiers étaient les duplicatas des rapports de police, la plupart étaient le fruit de ses enquêtes personnelles…

À dix heures, il joignit son équipière à l’hôtel. La voix d’Ann cachait mal son anxiété : les parents de Katy n’avaient toujours aucune nouvelle de leur fille depuis la veille au soir quand, sans explication, elle avait annulé sa venue à Napier pour les fêtes. D’après eux, elle avait l’air nerveuse. On le serait à moins. Peut-être avait-elle éprouvé le besoin de se retrouver seule avec Pete… Fitzgerald avait tout de même lancé un appel aux équipes de nuit pour retrouver leur trace. Il craignait le coup fourré.

Les enquêteurs se séparèrent d’un très informel « bonsoir » avant de reprendre leurs activités respectives. Jack veilla jusqu’à deux heures du matin, les yeux fichés sur l’écran de l’ordinateur. L’absence de Katy et Pete l’inquiétait : ils étaient forcément ensemble, mais où ? Pourquoi avait-elle annulé son réveillon ? Une gamine de vingt ans ne se volatilise pas comme ça…

Il décida de faire un tour au Sirène : c’était le dernier endroit où l’on avait vu Carol et Pete vivants.

14

Kirsty était une fille de joie qui avait eu beaucoup de peines : un mari mort trop tôt, une envie d’enfants qui arrivait trop tard, sa vie sentait le patchouli et le client d’avant.

Aujourd’hui, elle ne devait pas sa popularité à son physique, éreinté par les joutes de son métier, mais à la sympathie qu’elle inspirait autour d’elle. Kirsty était une femme douce, affectueuse, sachant vendre aux hommes l’attention passagère qu’ils venaient chercher. Elle faisait contre mauvaise fortune grand cœur, toujours la première à aider les « nouvelles » ou à refiler quelques billets aux collègues dans la panade. Avec sa gouaille et son ancienneté, c’était une figure emblématique dans le milieu. Quant à sa collaboration avec la police, Kirsty le faisait pour le bien de la collectivité : Fitz les protégeait en échange de renseignements pratiques visant à réguler le flot de truands et contrôler les plus teigneux — un gage de sécurité pour les filles et une épée de Damoclès au-dessus des têtes trop chaudes.

Elle habitait Saint Marys Bay, un quartier tranquille près d’un collège huppé de la ville. L’intérieur de sa maison était soigné, avec des couleurs pastel, des plantes vertes et une foule de petits prétextes à exposer des reliques pas toujours de très bon goût.

La température chutait doucement. Comme tous les soirs, Kirsty rentra aux alentours de minuit. La soirée avait été plutôt mauvaise mais elle ne s’en faisait pas pour si peu. « Demain serait un autre jour », comme disent les gens qui aiment la vie. Et puis, elle avait mis un peu d’argent de côté. Oh ! pas de quoi pavoiser, mais suffisamment pour se permettre de raccrocher d’ici un an ou deux : alors, elle prendrait une bicoque à Whangarei, une petite station balnéaire jamais trop peuplée de la côte Nord. Là-bas, elle coulerait des jours tranquilles et pourrait à loisir aller nager avec les dauphins — grande spécialité locale qui l’avait marquée à jamais.

Kirsty adorait les dauphins. Ils exprimaient la liberté qu’elle n’avait jamais su trouver. À cinquante ans, cette femme n’était pas très fière d’elle, de son parcours dans la vie. Sa liberté se résumait à zapper les programmes pornographiques quand son esclavage était celui du métier le plus vieux du monde.

Elle ouvrit la porte de sa maison, pensait aux gentils mammifères, un sourire nageant encore sur ses lèvres, quand une main énorme s’écrasa sur sa bouche. La prostituée tenta de crier mais la poigne de l’agresseur l’écrasait.

Kirsty s’était déjà fait tabasser, ça faisait partie des joies du métier. Depuis le temps, elle avait appris à encaisser, à éviter, et même à rendre. Mais ce soir, le vieil ange de la nuit comprit que le temps se compterait en secondes : elle enfonça ses talons hauts dans le tibia de l’homme et s’échina à mordre les doigts boudinés qui bloquaient sa respiration. En vain : cette brute, à force de tirer sa tête en arrière, allait bientôt lui briser la nuque. Kirsty assena un franc coup de coude dans ses testicules. L’agresseur eut un cri étouffé mais ne céda pas : il retourna la femme et l’empoigna par le cou. Elle lâcha un hurlement en voyant la figure déformée du tueur. L’air commençait à manquer, les larmes lui montaient aux yeux. Bon Dieu, elle n’avait pas vécu plus de cinquante ans, traversé des joies, même furtives, des peines, même profondes, pour finir comme ça, étranglée par une espèce de singe à la peau grêlée !

Kirsty se débattit mais ses forces l’abandonnaient. Une haleine abjecte coulait sur son visage exsangue ; dans un sursaut désespéré, elle empoigna les testicules du monstre et les tordit furieusement. La chose grogna, cracha sur sa joue poudrée et appuya plus fort. Elle comprit qu’elle allait mourir, et lâcha prise. Il y eut un claquement sec : la glotte s’enfonça dans l’œsophage.

Kirsty expira enfin.

Elle ne nagerait jamais avec les dauphins de Whangarei.