15
L’amour, ce n’est pas nouveau, est imprudent. Edwyn trouva la lettre de John, abandonnée dans le peignoir. Que sa femme eût un nouvel amant le laissait de marbre. Or non seulement Eva refusait de lui parler depuis la soirée chez Hickok, mais elle avait poussé le bouchon jusqu’à lui renvoyer son cadeau de Noël à la figure (une espèce de diamant racoleur chargé de vulgariser la générosité). Aujourd’hui, elle continuait son petit jeu, si bien qu’il se résolut à la violenter afin d’obtenir une explication. Eva ne craignait pas les baffes. Au contraire, elles la soulageaient : désormais, la violence l’enivrait de lui. Et désormais, « lui », c’était John.
De toute façon, les choses devaient se précipiter. Elle expliqua tout à son mari. Ou presque. Ou rien. Sa relation avec John, leurs entrevues et son dégoût sans fard pour sa vie ici, à Eden Terrasse, la maison dont il était si fier. Edwyn, loin de monter sur ses grands chevaux, parut ravi de l’aubaine. Ce n’était pas la première fois que sa femme déprimait et puis il avait vu John chez Hickok ; le trouvant à son goût, il avait même rétorqué non sans une lourde ironie :
— Pour toi, tu sais que je ne reculerai devant aucun sacrifice !
Grimace de haine : cette graine de limace la souillerait jusqu’au bout, irait l’humilier jusqu’à ce qu’elle se vomisse tout entière…
Ce soir-là, Eva O’Neil s’était couchée auprès d’Edwyn White et, d’un geste agacé, avait repoussé tout contact avec son mari : les quelques heures passées avec John l’avaient bouleversée. Elle se sentait coupable de lui avoir parlé avec encore en elle le spectre des caresses conciliantes d’Edwyn sur ses seins tandis qu’un autre la chevauchait en ahanant. C’était hier. Un souvenir à la fois lointain et physiquement trop présent. Eva avait perdu le plus élémentaire respect d’elle-même. Sa dignité, elle l’avait laissée dans le fond de sa culotte, quand le sperme de ces porcs refluait, lui rappelant ainsi sa condition de pute institutionnelle vouée au néant. Ce sentiment de culpabilité, Eva l’entretenait depuis son enfance. Coupable d’être seule et belle — seulement belle. Il existait forcément une raison à son abandon…
John s’ennuyait. Même le vent de Karekare tournait en rond sur la plage et les murs de sa maison avaient perdu leur parfum de gouache en suspension. À minuit, il ne savait plus quoi faire de sa peau.
— Normal ! J’ai Eva dedans ! s’écriait-il en écrabouillant la compression défaillante de sa moto.
Il avait roulé à toute allure, les insectes du bush se suicidaient sous ses phares, la route sinueuse de West Coast Road défilait à ses yeux hallucinés : John fit une entrée triomphale dans la ville, les cylindres gloussant le long des avenues vides. Bref sentiment d’invulnérabilité. La Yamaha pétarada quelques bras d’honneur aux buildings neufs et stoppa sa course folle devant Princess Street.
À l’entrée du Sirène, John s’allégea d’un billet de vingt dollars. Plus bas, la musique tambourinait dans les enceintes : il fila vers le comptoir — la place des héros modernes, selon lui. Quelques pistoleros de la nuit le virent traverser la boîte, se demandant si ce nouveau venu allait empiéter sur leur territoire. John n’en fit rien : il avait Eva dans la tête et la tête perturbée après sa course à travers le bush et l’héroïne.
Le barman, un grand maigre au visage tout bouleversé d’acné, déposa le double scotch que l’homme venait de commander.
Sur le tabouret voisin, une fille pas très belle souriait comme s’il l’avait invitée à passer le reste de sa foutue vie avec lui. John but son whisky, y trouva un familier goût de fumier. La lame de rasoir qu’il portait autour du cou sortit de sa chemise entrouverte. John n’y prit pas garde : Eva le regardait dans le fond de son verre, un sourire famélique flanqué sur son visage d’ange maudit. Il ne fit pas plus attention aux ombres qui gravitaient dans son dos. Pourtant, assis à quelques mètres de là, un spectateur curieux avait assisté à la scène : Jack Fitzgerald.
Venu renifler les lieux, le policier observait John. Dans sa tête résonnaient les mots de Mc Cleary : le meurtrier avait découpé le sexe de Carol avec un couteau effilé, un rasoir… Tout se précipita : un gars mal fichu dans ses vingt ans se pressa contre le comptoir où le peintre dealer secouait un glaçon imbécile.
En se tournant vers le gosse, John aperçut le grand Maori rencontré chez Hickok, sentit en lui l’âme d’un flic mais para au plus pressé : le gamin collé à ses basques avait les yeux vitreux, des traits tirés à quatre seringues, en manque. John connaissait ce genre de paumé, il les attirait comme des mouches. D’ailleurs, il avait déjà rencontré ce type, c’était à Auckland, peu importe : le type lui présentait une poignée de dollars froissés.
— Fuck you ! il siffla sous les boomers de la boîte.
Avec ces marques de piqûre sur les bras et ses yeux jaunes, ce crétin allait le trahir ! Le flic les observait, John avait un gramme ou deux dans les poches, il fallait fuir tout de suite ou jamais. Le jeune type baragouina quelque chose en retour, le flic descendait de son siège, le temps fit des tours : John projeta le petit junk contre Fitzgerald, sauta par-dessus le comptoir et, profitant de l’élan, fonça vers les toilettes.
Le policier repoussa tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un obstacle. Après quelques jurons et autant de claques aveugles, il atteignit les fosses nauséabondes, claqua deux portes, s’arrêta face à la troisième, fermée. D’un coup de pied, elle vola hors de ses gonds. Au-dessus des cabinets, une lucarne s’ouvrait à la nuit.
Le siège des toilettes couina : Jack propulsa sa carcasse à travers la lucarne et s’écroula dans les poubelles de la cour intérieure. Ça puait la cendre froide et la vinasse australienne. Il leva la tête : en équilibre sur une corniche, une silhouette se détachait dans l’obscurité.
— Arrête ! hurla-t-il en grimpant sur ses jambes.
Mais ni l’un ni l’autre n’y croyaient vraiment. John bondit sur le toit voisin avant de jouer les acrobates sur les ardoises des immeubles. Vingt secondes d’avance. Arrivé à l’extrémité du toit, il stoppa devant le vide. Plus loin, légèrement en contrebas, un balcon et une baie vitrée ouverte lui faisaient des grands signes de la main. Obéissant à son instinct, John recula de trois pas : dans son dos, un métis au costume suranné fonçait sur lui.
Jack vit passer une ombre par-dessus le vide, une ombre qui s’accrocha in extremis aux barreaux d’un balcon.
Il sauta à son tour, se rattrapa de justesse, perdit un peu de temps à se hisser et fila par la porte-fenêtre encore ouverte. Le policier ne prêta aucune attention aux deux gosses qui dormaient dans la chambre, parcourut l’appartement comme un bolide et tira la porte d’entrée restée entrebâillée. Le couloir de l’immeuble traversé dans un même souffle, Fitzgerald dévora les marches, guidé par des pas précipités dans l’escalier.
John pulvérisa les portes vitrées du hall et se catapulta dans la rue. Contre le mur d’en face reposait une moto japonaise Exterminator ou quelque chose comme ça. Plus loin, à une dizaine de mètres, une sorte de cloche à vélo pédalait au milieu de la rue. Le fuyard se rua vers la moto mais décida de percuter le cycliste : l’homme tomba lourdement. John releva le vélo et se mit à pédaler sans relever les injures proférées : des pas frénétiques se rapprochaient dans son dos. Il se mit en danseuse et piqua un sprint teigneux. La peur le faisait presque rire.
Jack Fitzgerald n’avait plus ses jambes de vingt ans mais un cœur de forcené. Malgré tout, l’autre prenait de l’avance.