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John portait une chemise blanche sans cravate et un complet noir un peu passé de mode. Eva l’avait d’abord trouvé très beau, avant de réviser son jugement face à l’attitude ambiguë de son amant. Entre les escargots au beurre persillé et les viandes en sauce, les deux hommes firent plus ample connaissance, Eva n’intervenant que pour de banales réponses à leurs questions, non moins banales. John avait changé depuis leur dernière entrevue. Ses yeux ne pétillaient plus en la voyant et c’est à peine s’il faisait attention à elle, préférant réserver la brillance artificielle de ses propos à Edwyn. Celui-là riait fort, sous le charme de ce séducteur qu’il croyait intéressé par le physique de sa femme. Les bouteilles de bon vin avaient donné du tanin à leurs mots. Edwyn était cultivé, éduqué et dépravé. Comme John. Leurs discussions n’avaient été que paraphrases alors qu’Eva rêvait tant de métaphores.

À la fin du repas, John avait accepté de se joindre à eux pour un dernier verre à la maison. Eva savait ce que cela signifiait et John n’était pas assez sot pour être naïf à ce point. Enfourchant sa moto (quel charmeur ! pensa Edwyn en le voyant grimper sur sa machine déglinguée), il les avait suivis jusqu’à la propriété d’Eden Terrasse…

Eva pénétra dans l’immense hall et enfonça ses talons dans le marbre de l’entrée en signe de vengeance. Ravalant les larmes de dégoût qui coulaient dans sa gorge, elle grimpa l’escalier de bois laqué qui menait à la salle de bains. Là, elle se rougit la peau en se démaquillant et balança du coton à tout va. Les salauds. Les hommes bifurquèrent vers le fumoir afin de déguster un whisky certifié trente ans d’âge. Au pas chancelant d’Edwyn, John nota qu’il avait un peu trop forcé sur l’alcool.

Continuant de faire le beau, le jeune millionnaire servit deux larges whiskies. Ils trinquèrent. John avait certes bu mais un étrange malaise commençait à poindre. L’impression de se sentir en trop. Ou pas assez…

Edwyn défit le nœud de sa cravate. John réprima son malaise en plongeant les yeux dans le whisky qu’il tenait à la main mais le fond du verre était bleu. Un bleu encore pâle, mais bleu. La crise allait venir. Quand il releva les yeux, Edwyn avait enlevé sa chemise et titubait vers lui, à l’étroit dans sa veste. Non, quelque chose n’allait pas, il fallait se concentrer, surtout ne pas paniquer : John tenta un sourire, sans succès. Edwyn ôta le whisky de ses mains et le posa sur un guéridon. Puis il s’approcha de l’étranger, colla son torse bronzé à sa veste et passa une main distraite sur son épaule. John eut un geste de recul mais l’autre était trop soûl pour le sentir. Tout s’embrouilla, comme dans la fin d’un rêve.

L’image d’Edwyn disparut.

Elle fut remplacée par celle d’un autre homme, beaucoup plus jeune celui-ci, une sorte d’éphèbe aux boucles blondes. Entouré d’un halo de brume, le garçon aux cheveux d’or regardait John avec de grands yeux envieux. Plus loin, la mer battait la plage. Allongé dans le creux d’une dune où il somnolait, John revisionna le visage de l’éphèbe au-dessus du sien… Si près… Si près qu’ils s’embrassèrent. John enfonça ses mains dans le sable, asphyxié par l’air marin. Au loin, la mer cognait la plage : impossible d’entendre les pas de la jeune fille qui cheminait jusqu’à ce coin de dune. Surplombant le nid de sable au creux duquel les jeunes amants s’enlaçaient, Betty avait retenu un cri. L’éphèbe, couché sur John, ricana. Les traits poupins de la gamine faisaient peine à voir mais il riait toujours. Secouée par les spasmes de sa souffrance, Betty se griffa le visage pour ne pas croire ses yeux maudits. John voulut se lever, crier, nier la vérité au monde qui ne l’écoutait pas, mais Betty n’entendait plus rien. Foudroyée en plein vol, elle disparut de son piédestal. John tenta alors de se lever mais l’éphèbe le maintenait sous lui. Ses lèvres grimaçaient mais dans le souffle du vent, son cri n’était qu’amour aphone. Quand il se dégagea enfin, Betty avait disparu dans les flots…

John fut réveillé par un autre cri : celui d’Edwyn. D’un geste brusque, le mari d’Eva avait d’abord voulu ouvrir la chemise de John mais il s’était soudain rétracté sous le coup d’une douleur inattendue. Les yeux ronds, Edwyn regarda sa main entaillée. Il chercha par terre et trouva la lame de rasoir, encore retenue par une chaîne d’argent brisée.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ?! glapit-il. Une lame de rasoir ! Mais tu es fou ou quoi !

Hagard, John répondit par des balbutiements où de plates excuses s’escrimaient en vain. Voyant son embarras, Edwyn lâcha d’une voix blanche :

— Bon, ce n’est pas grave. Monte là-haut. Je vais nettoyer ça et je vous rejoins.

John tituba jusqu’à l’escalier. Edwyn se tenait la main en maugréant. La blessure était superficielle mais il saignait beaucoup. Il ramassa la lame et fila vers une des salles de bains de la maison.

John s’ébroua, saisit la bouteille de whisky et, agrippé à la rambarde, monta l’escalier. Il faisait un effort terrible pour rester lucide mais le fiel du souvenir s’était immiscé en lui. Il faudrait payer pour ça.

Eva était allongée sur le couvre-lit. Elle grelottait dans son peignoir. La bouteille à la main, John réajusta sa chemise tachée de sang. À son regard vitreux, Eva comprit que quelque chose n’allait pas.

— John, qu’est-ce qui se passe ?

— Rien… Rien.

Mais ses yeux n’avaient pas de cible : ils bougeaient sans cesse, incapables de définir une limite. John s’assit sur le bord du lit. Ses mèches retombaient sur son front en sueur. Eva écrasa sa cigarette et posa la main sur son épaule.

— John, parle-moi. Que s’est-il passé ?

La tête lui tournait.

— Je t’assure, tout va bien. Juste un petit problème, mais rien de grave, rien…

Il posa la bouteille de whisky sur la table de nuit. Eva découvrit les taches rouges sur sa chemise.

— Que signifie tout ce sang ? (Comme il ne répondait pas, elle insista :) Et Edwyn, où est-il ?

— Il… Il arrive. Ne t’en fais pas. Je… Eva, je t’aime.

Ses pupilles flottaient dans le mouillage de ses yeux clairs.

Eva retira la chemise de son amant et se cala contre lui. Elle aima le contact de cette peau contre la sienne, ce torse qu’il lui offrait comme une tombe tiède au creux de son épaule. Elle murmura :

— J’ai peur. Peur de toi, peur de lui, et aussi de moi.

Elle avait les yeux mouillés, deux mers.

— Ne t’en fais pas. Ne…

Edwyn entra dans la pièce, un pansement autour de la main. Il émit un ricanement d’ivrogne à la vue des deux amants.

— Alors, les amoureux, on n’est pas encore couché !

Edwyn ne portait rien d’autre qu’un kimono de soie couleur pêche, kimono qu’il ôta sans plus tarder. Son sexe était dur, gros. Il glissa sous les draps et invita sa femme à le suivre. Eva refusa d’abord d’enlever son peignoir mais son mari le tira brusquement, laissant poindre deux petits seins ronds. Eva grimaça. Des larmes de honte montèrent à ses yeux. Edwyn lança à leur invité :

— Sacrée paire de miches, hein !

Mais John ne l’écoutait pas. Avec des gestes mécaniques, il retirait ses affaires. Une fois nu, il resta assis sur le bord du lit, sans bouger. Edwyn le prit par la main, ouvrit les draps en grand et le tira vers lui. À ses côtés, Eva, humiliée, ne disait plus un mot.

Edwyn bandait. Il attira la main de John sur son sexe. Le contact était chaud. Les doigts de l’homme tremblaient. Dans sa tête, plus rien n’existait. Il y avait cette musique, là-haut, et le bruit des vagues, là-bas, le visage de Betty au loin, déchiré de larmes, l’éphèbe qui ricanait et les cheveux blonds qui se perdaient dans la tempête… John était maintenant sous les draps, sujet aux caresses intimes d’Edwyn, trop ivre pour s’embarrasser de timidité. Eva, elle, ne disait rien, pétrifiée à demi nue près de ces hommes obscènes. Elle aurait voulu pleurer mais elle ne savait pas le faire. Les caresses d’Edwyn devinrent plus osées tandis qu’il se rapprochait du sexe de John. Sa bouche courait sur son ventre tendu sans rien deviner des démons qui le possédaient.