Выбрать главу

Une fosse à ciel ouvert. Sang des hommes. Coulant sur la mer. Le sable battu par les vents. Jeunesse.

Gaspillage. Betty. John qui serre de toutes ses forces le cou de l’éphèbe, et lui qui continue de rire comme si sa poigne n’avait aucun effet sur lui, John serrant plus fort, des larmes plein les yeux, John qui broie le cou du démon, ses doigts qui se plantent dans sa glotte, s’enfoncent, triturent, appuient encore ! encore ! et l’autre qui rit toujours, qui rit jusqu’à en perdre haleine, et John ravagé de larmes sans desserrer son étreinte jusqu’à ce que l’éphèbe, enfin, transforme son rire en agonie. Une agonie lente. Convulsion. Son corps tendu s’agrippant à son visage, et puis la mort qui est tout au bout, au bout de ses doigts contractés… Enfin, un corps qui se détend, complètement mort avec un rire convulsif fendu sur les lèvres bleuies, l’éphèbe tout mort, tout bleu, et John horrifié qui court sur le sable, qui court sans pouvoir crier jusqu’à la mer où Betty vient de pénétrer… Karekare et ses courants meurtriers… Betty déchirée qui s’en va au gré de la mort, Betty et ses quatorze ans qui dérive vers les requins du large, proie facile pour les prédateurs du monde, Betty noyée, dévorée par les bêtes, le visage rongé de larmes, les joues labourées par ses ongles, et John qui s’use dans les vagues sans espoir de l’en sortir, quatorze ans jetés dans la tourmente du monde trop vieux. Et puis soudain, au milieu des flots en furie, une lumière bleu électrique qui jaillit de l’écume, le renverse et le saisit par le cou pour le rouler contre le sable des fonds. John sous les lames rejeté vers la côte comme un rat crevé d’une poubelle, les yeux brûlés par le sel et toujours cette lumière bleue qui grandit, grandit dans sa tête, une douleur insupportable, des mots qui se croisent, la mort au fond, les couleurs, l’océan, bleu électrique, une douleur à se tordre le ventre, à se vomir sur le plancher : Betty ! Eva ! Cette chaleur, cette lueur… John ouvrit de grands yeux terrorisés.

Vite.

Sur la table de nuit, la bouteille de whisky se mit à briller d’un vif éclat bleu. Tout se mêle, s’embrouille, le son et les visions, la vie, la mort, le passé, le présent surtout. Edwyn lui a tourné le dos, Eva ne bouge pas, un cri au bord des lèvres. Il attend. Attend… la fenêtre ouverte… vite, sortir du cauchemar.

L’éclair fulgurant émanant de la bouteille aveugla John. Dès lors, tout se passa très vite : il saisit le goulot, se cambra et, dans un haut-le-cœur, fracassa la bouteille sur le crâne d’Edwyn, pendu au bout de la vie.

Lobotomie cérébrale ; tout s’arrêta net.

John se retrouva seul au milieu des détritus de son âme, les jouets cassés, les dents de lait crachées, les deux genoux à terre.

La crise était passée mais il aurait pu rester longtemps comme ça, momifié. La main d’Eva sur son épaule le sortit de sa léthargie. Le calme surgi de la tempête.

— John… Mon Dieu mais… Tu es fou… John, qu’as-tu fait ?

Tétanisée devant le corps inerte de son mari, Eva respirait à grand-peine. Elle voulut sangloter mais n’y parvint pas, comme toujours. Haine, peur et amour faisaient ménage à trois. Comme toujours.

— Tu l’as tué…

Elle répéta ces mots à mi-voix, bouleversée par le drame qui venait de se dérouler sous ses yeux. John, lui, s’éveillait. Le cauchemar était passé, il ne restait plus maintenant qu’un goût de sang dans la bouche (l’intérieur de ses joues qu’il s’était mordu) et un sentiment de calme blanc, absolu.

— C’est fini, Eva. Eva… répéta-t-il pour être sûr qu’il s’adressait bien à elle.

Il l’attira contre lui. Elle, d’ordinaire si dure, s’abandonna dans ses bras. John sentit les battements précipités de son cœur contre sa poitrine. Prédateur, il avait le goût du sang dans la bouche, c’était bon et douloureux à la fois. Comme la vie.

Quand Eva redressa la tête, John lui souriait. Un tigre mangeur d’hommes avait plus de charme.

Cruelle, elle adora ce sourire.

Le temps passa. Ils ne bougeaient pas. À quelques centimètres de là, Edwyn reposait, mort. Parfaitement mort. Ses yeux révulsés par la surprise du néant fixaient le mur, absents pour l’éternité.

Alors Eva se pencha sur le ventre de son amant et, d’une bouchée, avala son sexe encore pudique. John ressentit aussitôt une vive brûlure dans le bas-ventre. Eva s’appliquait, il chercha à la retenir, lui dire qu’il ne pouvait pas, pas maintenant, mais elle voulait le posséder : maintenant. Il se mordit les lèvres à pleines dents. Elle le voulait : désormais, ils seraient deux prédateurs.

La bouche d’Eva allait, douce et tendre, sur son sexe mou. D’un geste, elle repoussa la tête d’Edwyn : malgré ses yeux vides, il semblait la regarder tandis qu’elle s’appliquait à engloutir son nouvel amant. Dans le mouvement, le macchabée ferma les yeux. Eva se retint de hurler mais il fallait qu’elle le fasse. John grelottait au bout de ces lèvres chaudes mais il ne pouvait pas. Son sexe n’avait pas de force. Dans un long geste de précaution, il finit par la repousser : pas maintenant. Attendre. Encore un peu…

La jeune femme releva la tête. Une lueur bleu électrique grésilla dans ses prunelles et se dissipa aussitôt. John sut alors qui elle était.

Un court laps de temps passa au-dessus d’eux. L’éternité.

— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? elle demanda en refermant le peignoir sur ses épaules.

Elle avait encore le goût de son sexe dans la bouche. C’était mal. C’était bien.

— Il va falloir être courageuse. Tu veux ?

— Oui… Oui.

John releva la tête pour mieux réfléchir.

— On va faire croire à un accident.

— Un accident ? (Tout ça la dépassait.) Mais comment ?

— J’ai une idée, dit-il. Elle vaut ce qu’elle vaut mais c’est notre seule chance. Il va falloir faire vite. Tu veux tenter le coup ?

— De toute façon, foutu pour foutu…

— O.K. Dans ce cas, écoute-moi bien…

Un quart d’heure plus tard, Eva arpentait nerveusement les pièces de la maison. Armée d’un chiffon, elle essuyait les éventuelles empreintes sur la rambarde de l’escalier.

John venait de confectionner un fix de sa meilleure héroïne, très peu coupée. Pour un junk occasionnel comme Edwyn, largement de quoi perdre conscience. Une fois la seringue prête, il l’administra au cadavre. Même après la mort, le corps humain continue de fonctionner quelques heures : Edwyn assimilerait la drogue sans difficulté.

Son forfait accompli, le meurtrier nettoya ses empreintes et mit celles du millionnaire sur la seringue et la cuillère. Après quoi, il descendit au fumoir. Les mains gantées, John essuya ses empreintes sur le verre de whisky. Puis, il fit un panoramique et s’assura n’avoir rien oublié. Lentement, il se remémora son arrivée dans ces lieux, chaque geste, chaque pas, avec au bout de l’intelligence aux abois la peur de l’erreur fatale, le détail oublié qui vous envoie à la chaise électrique ou pire, en prison à vie. Tout, jusqu’à la bouteille de whisky, avait été essuyé avec soin. Non, il n’avait rien oublié. Bien sûr, on l’avait vu dîner en compagnie du couple dans un restaurant réputé peu avant le meurtre mais personne ne l’avait vu entrer dans la propriété des White…