Eva connaissait la mise en scène. Elle s’y tiendrait. Après, ils verraient.
John remonta vers le lieu du crime. Edwyn semblait tranquille, seul avec sa mort. Allongé sur le lit, il attendait son linceul. Sa nuque brisée faisait une bosse dans son cou. Avec précaution, John le souleva. Chancelant sous le poids mort, il sortit de la chambre, soixante-quinze kilos de cadavre dans les bras. Il grimpa jusqu’à la salle de billard, au deuxième étage. Là attendait Eva, les bras noués autour de son peignoir. Elle avait peur mais elle serait courageuse. Elle l’avait promis.
La porte-fenêtre était ouverte, comme convenu. Un vent presque frais jouait à cache-cache dans la pièce. John passa à hauteur de la jeune femme immobile et atteignit le balcon.
Dehors, rien qu’un silence nocturne et le sentiment d’être épié. John posa le corps sur la rambarde et évalua le vide : sous lui, six mètres le séparaient du sol. Espace suffisant pour se briser la nuque… Il étudia la meilleure trajectoire, la plus vraisemblable pour une chute vertigineuse, et d’un coup poussa le cadavre par-dessus le balcon.
Dans son dos, Eva se mâchait les lèvres en silence.
John passa un œil curieux par-dessus la rambarde : plus bas, la silhouette tordue d’Edwyn se dessinait sur le sol.
Il se retourna vers Eva, très pâle sous la lune.
— Ça va aller ?
— Oui.
— Tu es sûre ?
— Puisque je te le dis. Va-t’en maintenant.
Elle avait besoin d’être seule. Assimiler John n’était pas chose aisée, même pour une droguée de la mort.
— Tu te souviens de tout ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Oui.
— Bien. Je te téléphone demain comme convenu. La police va t’interroger, il va falloir être forte.
— Je le suis. Plus qu’ils ne le croient.
Eva fumait comme un homme mais souriait comme un reptile.
John déguerpit après lui avoir envoyé une sorte de baiser volant depuis l’autre bout de la pièce. Eva l’attrapa au passage et le cacha dans le fond de son cœur. Personne ne viendrait chercher dans cette poubelle.
John roulait à vive allure sur West Coast Road. Au bout de l’horizon, Karekare attendait son arrivée. Il reprenait ses esprits dans la fraîcheur de la nuit. Tout s’était passé si vite depuis leur rencontre.
Il laissa filer la moto dans les courbes serrées : elle connaissait le chemin. Soudain, un nœud d’angoisse coula dans sa gorge. D’un geste brusque, John porta sa main à son cou. La lame de rasoir avait disparu. Il ralentit pour mieux réfléchir. Dans sa tête, la soirée défila à toute vitesse : le restaurant, l’arrivée à la propriété, le fumoir… Le fumoir. Bien que le souvenir restât confus, c’est là que la crise avait commencé. Edwyn l’avait pris par le cou. Il s’était blessé à la main en voulant lui arracher sa chemise, la lame de rasoir avait disparu à cet instant précis. Qu’en avait-il fait ? Elle n’était pas sur la moquette (il l’aurait vue en nettoyant ses empreintes), ni sur un meuble… Non : Edwyn avait dû la jeter.
John pesta au guidon de sa moto. Encore une fois, ses crises l’avaient trahi. Téléphoner maintenant à Eva serait trop risqué : la police était peut-être déjà là… Il accéléra.
19
— Vous aimez quoi dans la vie ?
— L’idée d’un sentiment commis à deux.
Haussement de sourcils.
— Coupable ou innocent ?
— Les deux, bien sûr ! et Ann se mit à rire.
Des comme ça, elle pouvait en produire à volonté. Une vraie usine à bonheur.
Jack Fitzgerald et Ann Waitura buvaient un verre au bar de l’hôtel de Rotorua où ils étaient descendus pour la nuit. Depuis les révélations de Mc Cleary, ils avaient besoin de se vider l’esprit — le bout de chair humaine trouvé dans l’estomac de Pete avait exacerbé leur imagination morbide. Le fantôme de Katy gravitait entre le ciel et la mer, beaucoup de questions restaient sans réponse mais pour la première fois, leur association se justifiait : ils avaient autant besoin l’un de l’autre.
Dans le bar de l’hôtel, une poignée de clients s’éparpillait aux tables vernies ; du faux luxe, moquette bordeaux et lustres de pacotille. Mc Cleary, écœuré, était parti se coucher. Quant à Wilson, il préparait ses affaires pour un séjour encore indéterminé à Auckland.
Jack demanda à la fille qui sirotait son gin-fizz en léchant goulûment le sucre autour du verre.
— Que pensez-vous de cette histoire de fémur ?
— Pas la moindre idée.
— Et cette histoire de voiture ?
— Fausse piste, dit-elle sans hésiter. Ce n’est pas le meurtrier de Carol qui a suivi les deux jeunes gens jusqu’à Rotorua. Ça n’a aucun sens. Notre homme n’a pas le profil de l’assassin froid et déterminé, capable d’attaquer la partie en prévoyant plusieurs coups à l’avance. Non. Notre tueur exécute ses crimes à l’instinct, lors de crises occasionnelles : jamais par préméditation. Je reste sur mes positions.
Jack aima cette assurance, même s’il n’était pas foncièrement d’accord.
— Et s’il avait voulu récupérer les bandes du dictaphone ? rétorqua-t-il. Le tueur aurait très bien pu se rendre compte qu’elles pourraient le compromettre et décider de les récupérer coûte que coûte, avança-t-il pour tester sa propre thèse.
Ann voyait bien où il voulait en venir.
— Trop compliqué. Notre homme n’a pas le goût du meurtre. Je pense même que s’il réalisait constamment ce qu’il faisait, il se tuerait. De rage, de haine, de dégoût, c’est comme vous voulez. Mais jamais il ne pourrait préméditer deux meurtres si rapprochés l’un de l’autre. L’homme que nous cherchons n’est pas un serial killer mais un psychotique nourrissant son délire pour se soigner. C’est mon idée de départ…
— Dans ce cas, qui aurait eu intérêt à tuer les gosses ?
— Une personne que le contenu des bandes compromettait…
Jack aurait vendu ses yeux pour avoir ce cloporte au bout de son canon. Commettant une nouvelle entorse à son code de conduite, il commanda deux verres d’alcool au barman. Pour quelqu’un qui buvait peu, Ann le trouva plutôt ivrogne.
— Que s’est-il réellement passé l’autre soir avec votre ami Lamotta ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
— Ce n’était pas un ami.
Ann nota que Jack n’avait pas envie d’en parler : comme c’était une femme, elle enfonça le clou.
— Il est mort, non ?
— Oui. Je crois que je n’ai pas eu assez envie de le sauver.
Son regard était resté de marbre. Ann eut soudain l’envie de se coucher dessus, totalement nue. Idée saugrenue qu’elle réprima aussitôt : Fitzgerald n’était pas en marbre.
— Lamotta, c’était un proxénète, non ? Carol tapinait pour lui ?
— Non. Des types lui ont foutu une telle trouille qu’il a consenti à la laisser travailler seule. Lamotta avait la mort aux trousses. Malheureusement, il est mort avant de révéler l’identité de ceux qui lui filaient une telle frousse…
Dans sa voix, pas l’ombre d’un regret.
— Et les types qui vous ont amoché ? fit-elle en redoublant d’énergie autour de son gin-fizz.
— Une bande de merdeux, sans doute de South Auckland. Osborne est sur le coup.
— Et hier soir ? lança la fine mouche. À la tête que vous aviez ce matin, vous avez dû dormir deux heures. Et votre sale humeur n’explique pas bien votre histoire de fantôme. Celui après lequel vous avez couru toute la nuit…