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Jack avait oublié ça. Pas elle. À contrecœur, il livra le compte rendu de sa nuit :

— Je suis allé au Sirène. Un type était sur le point de vendre de la dope. Il portait une lame de rasoir autour du cou. Ça m’a fait tiquer. Quand il a remarqué ma présence, il s’est enfui. Je n’ai pas réussi à le rattraper…

Cette dernière phrase lui arrachait la gueule.

— Vous m’en parlez un peu tard, reprocha-t-elle. Je croyais que nous avions conclu un pacte ?

— Je collabore en vous révélant cette pièce du dossier. Je n’en ai parlé à personne. Pas même à Hickok.

— Vous avez une idée de l’identité de ce type ?

— Osborne est également sur ce coup.

— Sacré Osborne !

— C’est un bon flic.

— Je vous crois. Mais si cet homme s’est enfui, c’est qu’il avait quelque chose à se reprocher, non ? Drogue ?

— Possible. J’ai secoué les puces des serveurs du Sirène mais personne ne l’avait jamais vu. (Il barbouilla ses lèvres de mousse blanche :) Qu’avez-vous trouvé au sujet de Carol ?

— Eh bien, je dirais que c’était une fille issue d’un milieu peu aisé qui avait souffert de discriminations et qui avait décidé de tout faire pour renier ses origines. Ses relations extérieures au travail tendaient dans ce sens : Katy et Pete étaient des gosses d’un milieu social assez élevé, Carol fréquentait les boîtes à la mode et s’était même fendue d’une voiture qui n’était pas une guimbarde utilitaire. Elle tapinait et posait nue non pas pour arrondir ses fins de mois, mais pour économiser. Son corps était un moyen, l’argent un but. Elle n’avait aucun état d’âme à se prostituer. Sa cause était juste, ce qui ne l’empêchait pas d’aimer le sexe. Vous m’avez dit que Carol couchait surtout avec des Blancs. En suivant son raisonnement, les Blancs représentaient justement tout ce qu’elle désirait : argent, pouvoir, avenir.

— Ou le contraire ! Peut-être Carol avait-elle jugé les Blancs responsables de sa condition sociale. Le fait d’enregistrer ses coïts était aussi un moyen de les tourner en ridicule.

— Finalement, vous êtes plus fin psychologue que vous le paraissez ! se moqua-t-elle gentiment.

— Dois-je le prendre pour un compliment ou une critique ?

— C’est souvent la même chose.

Leurs regards se croisèrent. Pas farouches.

— Mais pourquoi Carol enregistrait-elle ses coïts ? Ce point reste assez obscur. Prenait-elle son pied ainsi ou…

— Ou quoi ?

— Peut-être était-ce un moyen de pression…

— Expliquez-vous avant que je ne recommande deux verres.

— Imaginez-la enregistrant ses ébats amoureux au dictaphone : au début, Carol fait ça pour des raisons personnelles, ou sexuelles. Et puis un jour, elle tombe sur un type qui a une situation et une bonne raison de cacher ses écarts. Elle peut le faire chanter… La gamine n’avait aucun scrupule. Au début, le type marche dans la combine mais ensuite, il en a assez de payer. Il la fait tuer en faisant passer sa disparition pour un meurtre de psychopathe. Quand il se rend compte que les bandes sont dans la voiture de Carol, Pete et Katy sont en route ! Il les suit et les supprime…

Il but.

— Quelque chose me chiffonne dans votre histoire. Le compte de Carol gonflait grâce à ses « revenus » de Quay Street. Mais les billets de cent dollars sont censés provenir du peintre, et non de la victime d’un chantage…

— Peut-être s’agit-il du même homme ? risqua-t-elle.

— Oui, mais on se trouve face à un problème : que viendrait faire le peintre ou la victime du chantage cinq ans plus tôt dans le meurtre d’Irène Nawalu ? Et ce fait annihile complètement votre raisonnement…

— À moins…

— À moins que quoi ?

— À moins que ce type ne connaisse le meurtrier de Carol. Certains psychopathes sont capables d’influencer des êtres plus faibles de telle manière qu’ils peuvent en quelque sorte tuer par procuration. S’il se sent menacé, un psychopathe peut inciter au meurtre un pauvre diable, appelons-le notre psychotique…

Jack commençait à se faire au jargon de la jeune femme.

— Vous avez déjà vu des psychopathes avoir des complices ? lança-t-il d’un air soupçonneux. Et ça n’explique pas le carnage exercé sur Pete et Katy. Celui qui a fait ça est un monstre : vous avez pensé aux circonstances de leur mort ? Le tueur a découpé Katy, probablement encore vivante, pour en faire bouffer à Pete ! Vous imaginez ça, vous ! Bouffer un morceau de votre amoureux qu’on vient de saigner sous vos yeux ! Et vous voulez encore le sauver ?! Ah ! il rugit. Eh bien, ce sera sans moi, ma petite !

Ann retint son souffle. Ces mots lui donnaient envie de vomir. Presque autant que le visage déformé de Jack : car à cet instant, c’était lui, le fou sanguinaire dont il goûtait si bien la mort future…

Le bar de l’hôtel se vidait. Ils mirent dix minutes et un autre verre pour se remettre d’aplomb, se demandant en silence pourquoi ils se sentaient si mal à l’aise ensemble. Au fond d’elle, Ann avait peur de Fitzgerald. Quant à lui, il éprouvait un sentiment de haine-amour pour cette fille qui secouait trop de chaînes dans le cachot sordide de son esprit. L’alcool aidant, ils reprirent le fil de leur enquête, émettant toutes sortes d’hypothèses — aucune ne leur convenait vraiment. Minuit sonnait un peu partout dans le pays. Jack finit par pester dans son quatrième verre.

— Bordel ! Il me faut des preuves. Or, nous n’en avons aucune.

— Eh bien, créez-en.

Jack lança un œil noir sur sa droite : Ann souriait.

20

Bashop s’allongea sur le bitume : le corps désarticulé d’Edwyn White commençait à se raidir. Au-dessus, le balcon du deuxième étage se dessinait dans le jour naissant.

Le sergent Bashop avait quarante ans et une longue carrière derrière lui. Il n’avait pas l’aura de Fitzgerald mais un solide sens du pragmatisme policier.

Edwyn White. Grosse fortune. Belle propriété. Des voitures plein le garage. Jardin entretenu avec soin. Grille automatique. Pas de gardiens. Quant au chien, il semblait dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À hauteur d’yeux, pas la moindre fenêtre voisine : le feuillage des arbres les cachait — pas de témoins envisageables.

Le policier inspecta le cadavre d’Edwyn et remarqua tout de suite la main bandée : il souleva le pansement et constata que la blessure était fraîche. Une coupure assez profonde. Le reste du cadavre ne lui apprit pas grand-chose ; la tête avait éclaté sous le choc, répandant une flaque de sang poisseuse sur le perron. Il se releva, invitant le photographe à faire son travail, et se dirigea vers la maison.

Bashop avait une figure un peu ingrate — celle, assez rare, des mauvais métissages —, des tempes légèrement grisonnantes, une peau grasse et un nez cassé. Il portait toujours la même cravate et les mêmes semelles de crêpe depuis des années. Fitzgerald ne l’aimait pas : Bashop était un économe. Dans ses gestes, ses habitudes, sa façon de dépenser la vie. C’était pourtant un bon policier. Hickok l’avait chargé d’interroger les ouvriers de l’abattoir où travaillait Carol Panuula, mais aussi de cette nouvelle affaire : la mort d’Edwyn White.

Entourée de flics en civil et d’infirmiers, Eva White attendait, assise sur le canapé du salon, jambes serrées. Les yeux mi-clos, elle faisait infuser une cuiller d’argent dans un café. Les hommes se taisaient autour d’elle. C’était une fille superbe malgré sa mine décavée et l’évident manque de sommeil qui alourdissait ses traits. Son petit menton se renfrognait, la bouche était sensuelle, sans vulgarité. Cette femme avait une classe innée.