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Sa grimace le faisait ressembler à une petite vieille morte dans son lit.

— On le trouve où ton Frankenstein ?

— Je ne sais pas, je le jure ! Mais on dit qu’il habite une petite maison au bout des quais…

Fitzgerald lâcha l’homme comme s’il s’agissait d’un enfant. Celui-ci se rétablit tant bien que mal, le visage perlé de sueur. À se demander qui du géant ou du flic lui fichait la pire des frousses.

Ils sortirent de la boutique en coup de vent. Ann observait Jack depuis un moment et la rage qui émanait de son visage le rendait presque vulnérable.

— Je ne vous aime pas quand vous êtes comme ça, Jack, dit-elle.

— Moi non plus je ne m’aime pas quand je suis comme ça.

Et le sourire qu’il lui renvoya avait des larmes au bord des lèvres.

Bringuebalée sur le siège de la Toyota, Ann Waitura se sentait un peu inutile. Sur les trottoirs de Quay Street, Fitzgerald était maître du jeu. Femme moderne, Ann abhorrait les rapports de force tout en les cultivant. Le manque de confiance supplantait parfois sa remarquable intelligence. Le temps arrangerait ça — car il était inutile d’attendre un signe rassurant de la part de Fitzgerald.

Les pneus de la japonaise crissèrent tout au bout des quais. Jack se fichait bien que le géant sût qu’il débarquait chez lui pour le tuer. Au contraire, il aimait donner un petit avantage à ses ennemis, comme si la non-résolution de la disparition de sa famille lui conférait une quelconque invincibilité. Il stoppa devant une cabane de bois aux fenêtres closes et lança à sa partenaire un :

— Toi, tu ne bouges pas !

Qui ne souffrait aucune contestation.

Fitzgerald claqua la portière. Sa silhouette paraissait presque légère tandis qu’il marchait vers la maison abandonnée.

Il balança son pied dans la porte d’entrée, recula vivement, attendit une poignée de secondes et se jeta à l’intérieur. Un silence moqueur accueillit son intrusion. Le taudis sentait la poussière, le vieux en boîte et l’hygiène ancestrale. Un évier fissuré se cramponnait au mur, une paillasse se répandait à terre en un amas de couvertures entassées. Quelques objets ménagers piquaient du nez dans une bassine d’eau stagnante, une caisse renversée provenant des docks remplaçait la table à manger ; seule fantaisie dans cet antre crasseux, un heï-tiki à la face grimaçante planté au mur… Jack passa son doigt sur l’évier fatigué : un mince filet de poussière, comme électrisé, se colla à sa peau. L’homme qui habitait ici était parti depuis plusieurs jours.

Il fouilla la bicoque de fond en comble, sans résultat. Le géant avait disparu sans laisser de traces. Jack quitta cet endroit nauséabond avec la perspective d’envoyer une équipe pour relever les empreintes…

Derrière le pare-brise de la Toyota, la fumée d’une Marlboro guettait l’entrée du taudis en élaborant des spirales appliquées. Ann lança une bouffée de soulagement en voyant sortir le policier. Cet homme lui inspirait une crainte étrange, mais il fallait qu’il vive. Coûte que coûte. D’une manière qu’elle n’expliquait pas, la chose était inévitable : ils devaient se rencontrer.

Fitzgerald plia sa carcasse derrière le volant de la voiture. Une auréole de sueur pointait sous sa chemise.

— Alors ? demanda Ann.

— Alors rien.

C’était pire que tout.

*

Ils passèrent le reste de l’après-midi au bureau en compagnie d’Osborne et Wilson. Le premier était un fouineur talentueux qui avec le temps s’imposerait comme son futur bras droit — moins brillant que son frère Paul mais au moins on pouvait compter sur lui. Wilson, lui, avait des fourmis dans la tête et le sens de l’improvisation. À eux deux, ils formaient un binôme efficace.

Pendant qu’une équipe relevait les empreintes dans la bicoque au bout des docks, les policiers vérifièrent toutes sortes de détails concernant les maigres indices de l’affaire Panuula. Ils délaissèrent vite la piste des cartes bancaires en provenance du Sirène. Quant à l’inconnu poursuivi en vain l’autre soir, ils n’avaient toujours pas de prénom malgré le portrait-robot dressé par Fitzgerald. Par ailleurs, on n’avait enregistré aucune manifestation extérieure concernant les dernières heures de Carol et la perquisition au domicile des jeunes filles n’avait rien donné. Le garagiste avait simplement confirmé que Katy Larsen n’avait pas l’air dans son assiette en venant chercher la Ford — celle de Carol. De son côté, Pete avait quitté le service sans boire le fameux dernier verre et, selon les employés, avait semblé nerveux toute la soirée. Évidemment puisque lui et Katy étaient traqués…

D’un commun accord, les policiers abandonnèrent la piste des bandes audio du dictaphone de Carol puisqu’elles étaient dorénavant en possession du (ou des) tueur (s) : Katy et Pete étaient morts pour ça. À ce sujet, le bout de chair humaine retrouvé dans l’estomac du barman restait un mystère absolu. Aucun sadique n’était répertorié dans les fiches de la police et les Maoris ne mangeaient plus de viande humaine depuis deux siècles…

Osborne avait également dressé une liste de peintres professionnels ou amateurs de sexe masculin susceptibles d’avoir été présents dans les environs d’Auckland la nuit du meurtre. Après enquête, douze personnes pouvaient avoir peint Carol. Évidemment, aucun ne possédait de casier. Le type qui avait pris Carol comme modèle était un original puisque, d’après Katy, son amie ne voyait jamais l’artiste. Ce dernier n’était donc pas le genre à se laisser recenser par les services administratifs. On restait donc dans un flou, piteusement qualifié d’artistique.

La sonnerie du téléphone interrompit les supputations des enquêteurs : Osborne passa le combiné à Jack en mimant la gravité caricaturale du procureur du district. Le capitaine soupira comme s’il s’agissait d’un fan très collant dont les appels incessants finissaient par lui taper sur le système.

Hickok n’était pas le genre d’homme à s’embarrasser d’admiration envers quiconque ; il lui fit part d’un décès suspect, celui d’Edwyn White, unique héritier d’un riche industriel décédé depuis peu. Cet événement n’avait probablement rien à voir avec l’enquête principale mais Hickok tenait, pour des raisons personnelles, à ce que Fitzgerald lui-même menât cette enquête. Ordre lui était ainsi donné de passer à son bureau avant de se rendre chez le couple White.

— Bullshit… furent les mots qu’employa le plus gradé des inspecteurs pour décrire l’humeur ambiante.

*

— Ah ! Fitz ! Je suis bien content de vous voir ! gloussa Hickok en guise d’introduction. Mettez-vous à l’aise ! ajouta le procureur en désignant un fauteuil que Jack aurait volontiers fracassé à travers la baie vitrée.

Il se résigna à s’y asseoir : Hickok l’avait forcément dérangé pour une bonne raison et il n’allait pas tarder à la connaître.

— Il y a un problème ?

Hickok laissa couler quelques rides sur son front bronzé.

— Toujours aussi direct, hein ? Bon. Écoutez bien ce que je vais vous dire : vous savez qu’un homme est mort la nuit dernière ?

— Comme beaucoup d’autres.

— Peut-être, mais aucun de ceux-là n’était le fils de mon meilleur ami.

Fitzgerald resta de marbre : il était un des rares Néo-Zélandais à ne pas se fissurer quand une bombe atomique explosait dans les poissons de Mururoa. Hickok poursuivit d’une voix ferme mais tendue :