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— Edwyn White, la victime en question, était le fils de Richard White, le fameux industriel décédé l’année dernière dans un accident d’avion. Depuis sa mort, je garde un œil sur son fils. Richard m’avait prévenu que ce n’était pas un jeune homme facile mais il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Pour honorer sa mémoire, je veux que vous établissiez la raison de la mort d’Edwyn.

— Pourquoi moi ? Bashop ne fait pas l’affaire ?

— Bashop est un bon policier, il a fait son travail en se rendant sur place après l’incident. Son rapport, que j’ai sous les yeux, est bien rédigé mais succinct. Pour cette affaire, il me faut le meilleur. Et vous êtes le meilleur, Fitz.

Classique. Sauf que la flatterie l’exaspérait tout autant que les civilités.

— J’ai déjà une affaire compliquée sur les bras, il rétorqua. Je ne peux pas me permettre de la laisser tomber. À moins que vous ne me dessaisissiez de l’enquête ? lança-t-il avec un air de défi.

— Je ne vous dessaisis pas, je vous demande simplement de lâcher l’affaire Panuula durant quelques heures. Le temps pour vous de trouver les raisons de la mort d’Edwyn White. Je sais que cette enquête est simple et que vous trouverez la vérité deux fois plus vite que n’importe quel officier de police. Je veux savoir s’il s’agit d’un accident ou d’un meurtre. Donnez-moi la réponse. Vous reprendrez votre activité favorite dès que vous aurez une certitude. Elle sera ma réponse. Les autres se chargeront de prouver ce que vous aurez avancé…

La colère rentrée dans les épaules, Jack pesait le pour et le contre. Match nul. Le procureur confectionna un sourire sarcastique avec ses petites lèvres agaçantes.

— Ah ! J’oubliais de vous dire : c’est un ordre, capitaine.

— Bien. Si c’est ce que vous voulez…

— C’est ce que je veux.

White. Le nom ne lui disait rien, mais Jack se doutait que l’affaire était de première importance. Comme les dessous politiques ne l’intéressaient pas, il lança un dossier sur le bureau de son supérieur. Deux crayons valant à eux seuls un mois de son salaire s’éparpillèrent sur le buvard. Il dit sans trahir son émotion :

— Voilà mon rapport concernant l’affaire Panuula. Ça se complique…

— Je l’examinerai en temps voulu. Tenez ! Voilà celui de Bashop concernant la mort d’Edwyn White !

Et Hickok lança de la même manière un dossier cartonné sur ses genoux. Fitzgerald l’attrapa au vol, le broya sans s’en rendre compte, omit de saluer le procureur du district et se dirigea vers la sortie. Avant que Jack ne propulse la porte dans son dos, Hickok s’exclama :

— Fitz ! Vous avez carte blanche sur cette affaire. C’est… C’est très important pour moi.

Le policier haussa ses fins sourcils noirs. De l’autre côté du bureau, Hickok tortillait un de ses gros crayons.

— Je n’ai pas envie que la famille White voie son nom sali dans les journaux. Compris ?

Il le toisa du haut de son mètre quatre-vingt-huit.

— Vous aurez ma réponse ce soir.

Jack maugréait dans sa barbe de rien du tout. Ann était presque obligée de courir pour suivre son pas dans l’escalier principal du commissariat. Une fois atteint le marbre blanc du hall, elle passa les portes battantes devant lui et l’arrêta sur le trottoir.

— Jack ! Qu’est-ce que je fais, moi ?! Ce que vous pouvez être renfrogné quand vous vous y mettez !

Fitzgerald était contrarié. Et chaque petite contrariété le rapprochait de la mort.

— Écoutez, prof : occupez-vous de vos fesses. Je vais chez un mari mort pour interroger sa femme. Ça ne sera pas long.

Le professeur Waitura en resta bouche bée. Ou ce type était un goujat, ou un parfait frustré.

Avant de disparaître, Fitzgerald se retourna :

— Elles sont d’ailleurs très jolies vos fesses !

Elle serra les dents.

C’était donc un frustré.

22

Eva White, une dure parmi les dures malgré son air de beauté lasse d’être belle pour rien, avait vécu une journée éprouvante : John était parti, elle se retrouvait seule dans la maison avec le cadavre de son mari au pied du balcon. La police et l’ambulance n’avaient pas tardé à arriver, avec leur cortège de questions et d’odeurs : celles des médicaments, des premières cigarettes du matin, du matériel photographique, de la poudre sur les meubles, des eaux de toilette bon marché — celles que mettent tous les flics — et des questions fielleuses.

Le policier chargé de l’enquête s’appelait sergent Bashop. Un type un peu tordu qui parlait beaucoup et souvent pour ne rien dire. Il n’était pas beau, sentait le tabac brun — et donc la cendre froide — mais sous un débit soutenu, mine de rien, il déversait un flot d’allusions insidieuses, vachardes, à double sens.

Eva, en femme intelligente et pragmatique quand il s’agissait de sauver sa peau en attendant mieux, s’en était plutôt bien tirée. Seulement, elle ne pouvait pas prévoir qu’une lame de rasoir ensanglantée traînait dans la poubelle de la salle de bains. Eva ne savait pas d’où sortait cette lame mais elle se souvenait du pansement d’Edwyn et le sang sur la chemise de John. Mauvais signes du destin.

Pour le moment, on ne la soupçonnait pas. Pas encore. Liberté provisoire. Les flics commenceraient par retracer leur emploi du temps, son itinéraire et celui de l’homme qui avait dîné avec eux. De John, elle n’avait livré que le prénom (les serveurs les avaient peut-être entendus le prononcer), prétextant ne pas connaître son nom : c’était un collègue de son mari et elle se fichait bien qu’il s’appelât John ou Wayne. Bashop était reparti avec sa troupe, enveloppant Edwyn d’un drap blanc sur lequel coulaient les larmes de sa femme. Des larmes de peur ; sa tristesse, elle la gardait pour John.

Dorénavant, Eva devait, selon les mots mêmes du sergent, « rester à la disposition de la police ».

La jeune femme passa sa journée à fumer des cigarettes sur le canapé du salon en regardant des documentaires animaliers d’un œil distrait. La maison paraissait bien sûr trop grande, les tapis persans inutiles et les meubles sans histoire.

Le téléphone de la maison sonna toute la journée. Eva répondit du mieux possible, jouant les éplorées auprès des femmes de « leurs amis » venues en vautours délicats tester le cadavre de la veuve. Veuve à vingt-six ans. Bravo, Eva. Elle acquiesça aux condoléances par des mots brefs et des grimaces étirées aux quatre coins de ce qu’elle appelait ses idiomatiques.

La police avait téléphoné deux ou trois fois afin d’obtenir quelques renseignements facilitant l’enquête. Ben voyons. On la testait de loin, on l’appâtait avait d’envoyer la bête.

Eva était prête à l’affronter.

*

Jack Fitzgerald sonna à la porte d’entrée à six heures précises. Eva s’était habillée simplement mais de manière raffinée. Une longue jupe violette fendue aux cuisses, un petit pull noir, des escarpins plats et un teint de pêche. Veuve, certes, mais toujours craquante. Les policiers sont des ours : ils aiment le miel au-delà de la raison.

Sonnerie. La goule pleine de sucre, Eva ouvrit la porte de la propriété. Elle avait prévu un sourire désolé mais la crêpe qu’elle tenait à la main pesa soudain une tonne : un grand type lui faisait face, Maori métissé, des épaules larges, le regard dur, intense, charismatique, de courts cheveux noirs, un peu grisonnants sur les tempes dégagées, une volonté indestructible dans les traits et de la mort clinquante dans les pupilles. Surtout quand elles vous fixaient droit dans les yeux comme un hypnotiseur à moitié cinglé.