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Jack Fitzgerald. Une chose belle et épouvantable.

Comme elle.

Alors, un événement absolument imprévu se produisit : Jack Fitzgerald et Eva O’Neil se reconnurent. Ils ne savaient pas comment l’exprimer, mais ils étaient une seule et même personne.

L’espace d’une seconde, les bras d’Eva lui en tombèrent. Cet homme était comme elle. Deux billets de banque. Seule la date de fabrication et le numéro différaient.

Le policier chancela malgré lui. Elisabeth se tenait là, devant lui. Son fantôme. Ou plutôt l’impression qui succédait à son passage…

Il se retint à la porte tandis qu’Eva l’invitait à la suivre en direction du salon. Elle aussi venait de rattraper in extremis sa crêpe à la confiture.

Ils s’étaient compris.

Chacun reprit ses esprits, marchant à pas comptés sur le marbre clair du rez-de-chaussée. Quelques secondes pour prévoir chaque contre-attaque. Malgré la chaleur, Eva frissonnait dans son pull. Jack, lui aussi, était secoué. Cette fille surgissait d’un autre temps. Il avait déjà rêvé de cette fine silhouette, ce visage. Eva était plus grande, simple question de génération… Après un moment de flottement, ils s’installèrent sur le canapé de tissu bleu qui traînait les pieds sur le sol lustré du salon.

— Excusez-moi de manger, je n’ai rien dans le ventre depuis ce matin, fit-elle en picorant un bout de crêpe.

— Mais vous êtes tout excusée, madame.

Pas mal, le coup de la crêpe à la confiture, pensa Fitzgerald. Cela permettait de différer de quelques secondes la réponse à ses questions — le temps de mâcher, d’avaler, avec un peu de malchance la confiture tomberait sur son pull, catastrophe du monde féminin qui prendrait facilement vingt secondes à se régler, assez pour passer la botte secrète, la réponse fourre-tout… Il commença en douceur :

— On m’a chargé de faire le point une dernière fois avant de classer l’affaire.

— Je comprends, renchérit Eva en le traitant de menteur.

— Je vais donc vous poser quelques questions de routine. Je sais que vous avez tout raconté à mon collègue sergent mais il me faut les réponses les plus précises possible. Ça va aller ?

Mais oui poulette, bien sûr que tu vas tenir le coup. Mais attends-toi à une attaque en règle.

— Vous pouvez y aller.

— Savez-vous de combien vous héritez ? lança le policier d’un ton subitement glacé.

— Non. Je n’y ai pas pensé. Excusez-moi d’avoir encore un petit bout de cœur pur. Mais je pense pouvoir tabler sur quelques millions de dollars. Américains, bien entendu.

Pas mal.

— Bien. Connaissiez-vous des ennemis à votre mari ?

— Trois millions et demi. Soit la population de notre beau pays, moins les gens comme nous, c’est-à-dire une poignée de privilégiés dont vous faites presque partie. Encore deux ou trois ans et vous aurez une promotion susceptible de vous expédier de temps en temps parmi nous. Je vous préviens, on s’ennuie beaucoup.

— Je n’en doute pas. Rien de plus précis ?

Les yeux d’Eva étincelaient à la lumière rasante du salon.

— Désolée : Edwyn faisait pâlir d’envie le premier type qui s’approchait de lui. Il était bel homme et il avait le pouvoir. Je veux dire assez d’argent pour se payer ce qui se fait de mieux dans notre société de consommation : une belle femme, de belles voitures, de belles maisons, de beaux bateaux, et encore plus de beau pognon.

— Vous l’aimiez ? demanda-t-il sans la quitter des yeux.

Pour les yeux, elle pensa à John.

— On s’attache. D’abord par perfidie, puis par désespoir réciproque. Je n’ai pas tué mon mari, capitaine.

— Moi non plus. Avec qui dîniez-vous hier soir ?

C’était parti, et au triple galop. Eva tira de toutes ses forces sur les rênes :

— Je l’ai déjà dit cent fois à votre sergent…

— Oui, mais il est sourd et muet. Dites-vous que c’est moi, Zorro.

Eva faillit pouffer de rire. Elle se retint en pensant à Edwyn : rien de réjouissant, ni au passé ni au présent.

— Un certain John. Je ne connais pas son nom pour la simple et bonne raison qu’il ne m’intéressait pas, ni lui ni les hommes de son genre. Eva pensa à un collègue d’Edwyn vaguement ressemblant et dressa son portrait craché : ce John était peut-être sympathique, mais il faisait partie de ces gens trop polis avec les femmes pour les apprécier le moins du monde. Pour eux, la femme est un objet nécessaire qu’on engrosse au début avec fierté, avant de la ranger dans une chambre de princesse ou le placard doré de sa mémoire. Alors on la trimballe, la plupart du temps pour des futilités, puisqu’elle participe si peu au grand jeu du pouvoir, pauvre gourde trop romantique pour appeler un chat un chat, un dollar et la sodomie une bite dans le cul. Bref, un univers machiste que vous devez bien connaître dans la police, sauf que chez nous, c’est plus raffiné, plus sournois, plus dégueulasse encore. Mais personne ne crache dans la soupe, puisque c’est là-dedans qu’on bouffera le lendemain. Oui, capitaine, vous avez devant vous un exemple vivant de femme soumise.

Bien joué. Mais pas suffisant.

— Nous n’avons pas retrouvé cet homme et il ne s’est toujours pas manifesté. Pouvez-vous m’en faire un portrait-robot ?

Eva mordit à belles dents dans sa crêpe tout à fait refroidie. Elle fit d’ailleurs un geste de dégoût, ce qui lui permit d’établir un plan évasif.

— Le John en question est un homme entre trente et quarante ans, les cheveux bruns, environ un mètre quatre-vingt-cinq, plutôt pas mal, sans plus (faisant la difficile, confondant l’antipathie avec la réalité d’un physique engageant), vêtu d’un costume foncé, ou quelque chose comme ça.

Elle aurait décrit le Yeti avec la même précision : grand, poilu, avec des yeux.

— Un signe particulier ? Cheveux en brosse ou plaqués, touffus ou rares ?

— Plutôt touffus. Pas de signe particulier. Quant à la couleur de ses yeux, je vous avoue que je n’en sais strictement rien. On perçoit moins bien les couleurs le soir et, de toute façon, il pouvait avoir les yeux roses et les cils verts que je m’en serais à peine aperçue.

— Il vous arrive souvent d’oublier les gens avec lesquels vous partagez votre dîner ?

— Plus souvent que vous ne le croyez.

— Avait-il du sang maori en lui ?

— Peut-être.

— J’aimerais une réponse plus précise.

— Je n’en sais rien. Il était bronzé…

— Vous l’avez quitté juste après le restaurant ?

— Oui.

— Comment se déplaçait-il ?

— En voiture, je suppose.

— Vous vous êtes séparés quand et où ?

— Après manger, dans la rue.

— Et vous ne savez pas s’il est en voiture ou non ?

— Il devait être en voiture puisque Edwyn ne lui a pas proposé de le déposer quelque part.

— Il y a des traces d’huile sur le parking. Qui est venu ici ces jours-ci ?

Nouvelle attaque au cœur après des banalités.

— Je n’en sais rien. Des coursiers sans doute. Nous commandons souvent des repas préparés…

— Les domestiques confirmeront ?

— Nous n’en avons pas. Juste une femme de ménage qui vient de temps à autre, et seulement en journée. Nous préférons être seuls le soir…

— Les traces d’huile sont encore assez fraîches. Vous devez bien vous souvenir ?