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— Non, désolée.

— Vous avez pourtant fait appel à un coursier hier ou avant-hier ?

— Moi non, mais mon mari peut-être. À moins que ce ne soit la femme de ménage, le jardinier, ou un ami d’Edwyn, ou Robin, l’ami asexué de Batman lors d’une de ses escapades nocturnes…

Un éclat de rire tonitruant passa dans ses beaux yeux verts. Ça allait très bien avec ses cheveux auburn mais Jack n’était pas là pour un casting. Il menaça :

— Madame, nous ne sommes pas là pour déconner. Il s’agit de la mort de votre mari.

— Justement ! s’emporta Eva. J’aimerais bien savoir pourquoi vous me persécutez de la sorte ! Pour des questions de routine, vous y allez un peu fort ! Si vous voulez m’inculper pour le meurtre de mon mari, dites-le-moi : au moins je resterai muette comme une carpe avant d’appeler mon avocat.

Brutal retour de kick. Elle l’avait appâté pour qu’il dérape jusqu’à la soupçonner ouvertement. Comme il ne pouvait pas l’arrêter sans preuves, Eva pouvait toujours se réfugier derrière la loi. Mais elle mentait. Quelque chose dans le filet de la voix, une impression d’ailleurs dans les yeux… Il fallait enfoncer le clou avant qu’elle ne se réfugie définitivement derrière un mutisme d’homme de loi.

— Alors vous pouvez m’expliquer comment votre mari s’est brisé les vertèbres cervicales avec un objet rond en tombant du deuxième étage sur du bitume ?

Elle accepterait le défi. Une femme de son cran rendrait coup pour coup.

Eva regarda fixement le policier. La décision qu’elle prendrait déterminerait le reste de sa vie.

— J’appelle mon avocat.

Jack eut un rictus de rage. Elle ne voulait pas se battre. Elle ne voulait pas se sauver. En refusant le combat, elle signait son arrêt de mort. Car elle mentait, il en était maintenant persuadé. Qu’Eva ait tué son mari ou non n’avait plus d’importance : elle venait de plonger dans un abîme et la chute n’avait pas de fin.

Jack vit sa propre mort bouger dans les yeux de cette femme.

Il se leva. Sa réponse pour Hickok était « coupable ». Les autres, en fouinant un peu, trouveraient la vérité : du côté du mystérieux John, de l’autopsie ou des propos mêmes d’Eva, mais à la longue ils trouveraient.

Elle le savait.

Fitzgerald n’avait pas le pouvoir de la mettre en résidence surveillée. Hickok s’en occuperait. Après tout, il était sur une autre affaire. Le cadavre de Carol, mais aussi ceux de Pete, Katy et Kirsty attendaient qu’on leur rende justice. Sa femme et sa fille aussi…

Eva le raccompagna jusqu’à la sortie. Sa jupe flottait dans l’air, découvrant çà et là ses jambes superbes. Ils n’échangèrent pas un mot, tous deux résignés à exécuter une chose qu’ils ne voulaient pas faire. Avant de partir, il se retourna et lui dit d’une voix enfin humaine :

— Au revoir, Eva.

Elle le toisa de toute sa beauté fragile.

— Adieu, Fitzgerald.

Il baissa les yeux, un peu triste.

— Oui, vous avez peut-être raison : adieu.

Le soir commençait à tomber sur Auckland quand il passa le rapport de sa fichue boîte automatique. Dans son dos, la propriété des White rapetissait sur Eden Terrasse. La Toyota descendait la pente tortueuse du quartier des privilégiés, Jack était bouleversé. Il y avait quelque chose dans cette fille, mais quoi ? Du sang, des larmes, une mauvaise blague, un sale coup qui se tramait. Il ne comprenait pas. Que signifiait ce pincement au cœur quand il l’avait quittée ? Non, ce n’était pas possible. Vite, revenir sur Terre.

Depuis son véhicule, il passa un coup de fil à l’hôtel Debrett : comme le réceptionniste l’informa que la criminologue n’était pas encore rentrée, il composa le numéro de son bureau. Bosseuse comme elle était, Ann ne pouvait être que là-bas, entre dossiers rébarbatifs et café dégueulasse.

De fait, elle décrocha à la première sonnerie.

— Désolé de vous avoir envoyée paître tout à l’heure, s’excusa-t-il sans vraiment croire à ce qu’il disait.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? fit-elle crânement. Me traiter de punaise ?

— Je vous invite au restaurant. Il faut que je parle avec une femme.

— Je vous remercie de me considérer comme n’importe laquelle. Comment s’est passé l’interrogatoire ?

— L’impression d’avoir parlé à un mur.

— Des Lamentations ?

— Oh ! non ! s’esclaffa-t-il, un rien ironique. Je passe chez Hickok et je vous prends après, c’est d’accord ?

— O.K., capitaine.

Voix informelle, avec du « capitaine » glacé, comme au début de leur coopération. Un pas en avant, cinquante en arrière. La meilleure tactique avec un homme comme lui.

*

— Alors, Fitz ? Vous avez interrogé Eva White ?

— Oui.

Jack faisait face au procureur, les pieds campés devant son large bureau. Il l’observait derrière l’abat-jour de la lampe.

— Que pensez-vous d’elle ?

Bien sûr, Eva était coupable. Son mariage n’était qu’un simulacre, elle une tueuse amateur, dépassée par les événements. Mais elle n’avait pas pu balancer le corps d’Edwyn toute seule par-dessus le balcon. Sans parler des traces d’huile sur le perron — aucun des véhicules d’Edwyn ne pissaient l’huile, il l’avait vérifié. Eva avait donc un amant, un type qui la faisait rêver pour la première fois de sa vie et sans doute la dernière, ses yeux brillaient pour lui en ce moment même, elle n’avait même pas pris soin de s’en protéger, Eva était désespérée, elle ne voulait plus se battre mais elle lui avait montré tout ce qu’elle voulait cacher avec assez d’arrogance pour se laisser piéger. Même Bashop ne ferait qu’une bouchée d’elle. Mais Eva O’Neil n’était pas le genre de femme à aller en prison. Elle se tuerait avant. Et lui aussi, peut-être.

Oui, Eva était coupable, ça ne faisait aucun doute.

Jack regarda son supérieur dans les yeux et d’une voix blanche affirma :

— Non coupable.

Deuxième partie

REST IN PEACE

(R.I.P.)

1

Le vieil homme fredonnait, les paupières mi-closes. Sur la table de bois, un nouveau heï-tiki reposait : les yeux de nacre de la statuette maorie brillaient à la lueur de la lampe à pétrole.

À ses côtés, malgré la solennité du moment, Zinzan Bee était nerveux. Ses hommes avaient outrepassé ses ordres au risque de compromettre toutes ces années de travail souterrain… Le vieux Maori tendit une fiole à Zinzan Bee. Il fallait s’en méfier.

L’homme tatoué but après lui. Aussitôt, une violente nausée secoua ses membres. Un filet de lave coula le long de son ventre. Gorge brûlée. Spasmes. Hallucinations. Le vieil homme commença ses incantations. Vite, rétablir l’équilibre.

Les mots qu’il prononça n’étaient plus d’usage depuis l’époque des pakehas, les premiers colons. Culte ancestral, la mélodie des sons prenait racine dans leur esprit soudain sublimé. Zinzan Bee frémit de jubilation : il attendait ce jour depuis longtemps, si longtemps, lui l’adepte forcené… Bientôt les images se brouillèrent. Celles du monde apparurent, nues.

Par la faute de ces fous, la Terre courait à sa perte.

Partout on bafouait l’équilibre vital, le mana (force, prestige) de ses frères, la nature même de toutes choses était menacée. De nouvelles maladies étaient apparues. Des maladies jusqu’alors inconnues. Les hommes étaient devenus les fossoyeurs de leur propre tombeau, mélangeant leur sang à celui des animaux. En Europe, les virus qu’ils avaient inventés tuaient jusqu’aux bêtes. Herbivore carnivore, économie prédatrice, leur marché érigé en manège maudit où l’argent n’avait plus de raison, raison sans éthique, éthique réduite à un comité. Un comité… La Terre pourrissait de l’extérieur. Pollution institutionnelle, États poubelles, déchets radioactifs, lacs, ruisseaux, rivières, mers, la mort s’infiltrait partout. Les générations futures pourraient pleurer leurs larmes irradiées sur le cadavre du Grand Monde. Putréfaction au nom du dieu Capital, communisme dégénéré, torture légale, totalitarisme tribal, ethnies malades, droit arbitraire… Politique ? Les hommes savaient, agissaient dans la marge de leurs intérêts, étouffés d’avidité. Les minorités au pouvoir pouvaient ricaner, la révolution mondiale n’avait plus de drapeaux. Alors on se réunissait en colloques. Gargarismes. Progrès technologiques. On était maintenant capable de dénaturer à peu près tout. Cultures, animaux, végétaux, minéraux. Déjà le tour des hommes. Hormones, silicone, doping moral, chimie, génétique. Maîtres de la nature. Mais la nature n’a pas de maître : elle est trop bien faite. Que représentait une génération d’hommes dans le fleuve du temps ? Un tout petit filtre. La nature s’adapte, décide, organise. Elle se régule au-delà des petits Blancs. Il y a eu la période glacière. Les volcans en feu. Des avertissements : raz de marée, typhons, irruptions soudaines, tremblements de terre, inondations. Avertissements à grande échelle. Les peuples primitifs l’ont bien compris, eux qui ne défient jamais la nature. Leur sagesse ne rapportait rien. Bien sûr. Amassez. Économisez. Gardez. Rats mutants de l’espèce, votre propre violence sera le moyen de votre enfer. La mort frappera bien assez tôt. Demain.