Demain la révolte.
Le corps de Zinzan Bee sembla se soulever de terre.
Le vieil homme lui ne bougeait pas. Ses mains tremblaient au-dessus du heï-tiki. Les incantations qu’il psalmodiait avaient empli Zinzan Bee d’une saine vengeance mais inexorablement, la colère qui animait jusqu’alors le guerrier se dissipa. Le corps suivrait bientôt l’esprit, celui de Tané qui flottait autour d’eux comme une vague à l’âme.
Le monde pivota. Au milieu du chaos, les deux hommes échangèrent un regard halluciné.
Ils venaient de jeter un sort sur le monde.
2
Hémisphère Sud. Eden Terrasse. Deux heures du matin. Vêtue d’une combinaison noire, Eva O’Neil arpentait les couloirs de la maison. Elle avait renvoyé les domestiques, la femme de ménage, le jardinier. Seule dans l’immense propriété de son mari, elle se sentait étrangère, comme si cette baraque ne voulait plus d’elle. Ça arrive. Alors, il faut déguerpir. Et sans attendre.
La porte blindée du coffre-fort s’ouvrit sous ses doigts. Bientôt, une liasse de billets bleus la regarda sous l’œil torve de la reine mère.
— Vieille peau ! fit la jeune veuve en fourrant l’argent sous un amas de fringues tire-bouchonnées dans un sac de voyage.
Un peu plus tôt, Eva avait composé le numéro d’urgence. Celui que John lui avait donné dans l’hypothèse où les choses tourneraient mal. C’était le cas : Fitzgerald finirait par les débusquer, elle le savait. John était d’accord pour fuir avec elle. Cette nuit. Ils partaient pour le grand voyage. Où ? Au nord de nulle part, tout droit et rien derrière.
Depuis qu’ils avaient pris cette décision, Eva se sentait l’âme légère. Elle sifflotait l’air du dernier Bowie quand un poing cogna doucement à la porte vitrée du salon. La silhouette de John apparut derrière la fenêtre coulissante, séduisant fantôme dans la nuit. Eva souffla — il souriait.
Poussé par un coup de vent, l’homme pénétra dans la maison. Ils s’accrochèrent dans une sévère étreinte.
— C’était long… souffla-t-elle.
Ses yeux ne disaient rien. Le mystère restait entier. Tout allait bien.
Comme elle, John portait une tenue sombre. Il avait insisté là-dessus au téléphone.
— Tu as fait comme je t’ai dit ?
Eva le trouvait comme il faut : ses cheveux flous la dépassaient légèrement, il se tenait plus droit que le premier jour et ses paupières ne clignaient plus quand il la regardait. Ce qu’elle préférait chez lui, c’était ses bras. Elle finit par balbutier :
— Oui : la voiture est garée à l’extérieur… J’ai pris le minimum avec moi. Tu crois que les flics nous surveillent ?
Elle était anxieuse. Lui aussi.
— J’ai fait le tour de la propriété et je n’ai vu personne en passant par-dessus les grilles. Mais si tu me dis que la police a des soupçons, il y a de fortes chances pour que la résidence soit sous surveillance. Mieux vaut être prudent…
Ils avaient peur tous les deux : police, prison, jugements, État, tribunal, robes sombres et perruques de crin contre liberté, espoir, guérilla, demain…
Eva revêtit le blouson noir posé sur le canapé. John était prêt, une lueur pâle grésillait dans ses yeux gris. Quel drôle d’instant, songea-t-elle. La preuve en tout cas qu’ils étaient vivants. Il lui serra le bras si fort qu’elle adora la morsure du serpent.
— Allons-y.
Eva laissa un filet de lumière filtrer depuis l’halogène du salon puis, semblant avoir oublié quelque chose, retourna vers la cuisine. John empoigna le sac de voyage, passa devant l’impressionnant matériel japonais, choisit un compact-disque et le posa sur la platine. Position « repeat ».
Quand la jeune femme revint de la cuisine, un petit paquet dépassant de son blouson, Wagner gémissait en de longues jérémiades. Tristan et Isolde. Simple pied de nez à la police qui ne tarderait pas à investir les lieux.
Ils filèrent par la porte-fenêtre du salon, comme aspirés.
Dehors, tout semblait calme. Les bruits de la nuit se faisaient des passes croisées dans les bosquets du jardin, les feuilles des arbres, spectateurs enthousiastes, bruissaient en guise d’applaudissements. Quant au bâtard, il dormait dans sa niche. Ce soir comme tous les soirs.
Les amants glissèrent sous les branches à l’affut du moindre mouvement : l’impression de retomber en enfance quand on se fait des films à cause de la nuit, la peur qu’on veut dominer du haut de ses cinq ans.
C’était bon. John marchait devant. Un loup. Il huma l’air.
— Ça va, on peut y aller.
Eva goûtait chaque instant. Cette nuit ferait partie de ses meilleurs souvenirs. Vivante, enfin.
Ils traversèrent le terrain qui les séparait encore des grilles. À l’opposé de l’entrée principale, il leur fallait maintenant escalader les barrières métalliques — deux mètres hérissés sous le ciel mauve. Dans la rue, personne. Pas le moindre conducteur en stationnement lisant un journal à l’envers dans l’obscurité réductrice : rien que les couleurs des lampadaires sur le trottoir et un silence de plomb depuis la lune.
John fit la courte échelle à Eva, laquelle n’eut aucun mal à passer de l’autre côté. C’était une sportive d’occasion, mais de grandes occasions. John se hissa à son tour aux barreaux et retomba lestement sur le trottoir où Eva attendait, le sac dans les mains. Sans perdre de temps, ils se dirigèrent vers la voiture. Eva avait choisi la Jaguar. Elle était rapide.
— Tu as les clés ? chuchota John.
Eva lui lança un trousseau. Campée sur ses roues, l’anglaise attendait dans sa robe vert bouteille qu’on lui débouche les cylindres ; Elle balança son sac plein de dollars sur le siège arrière et posa le petit paquet sur ses genoux.