Les jeunes flics échangèrent un clin d’œil que n’aima pas trop le Maori.
Waitura se plaça à la droite d’Osborne, des poches sous les yeux malgré son sourire impeccable. Quant à Wilson, à cheval sur une chaise, il piaffait d’impatience, les cheveux plaqués et la chemise de son uniforme ouverte. Comme il ne fumait pas, l’agent de Rotorua passait ses nerfs sur un chewing-gum au goût envolé depuis longtemps. Une sacrée bande d’enquêteurs, pensa Jack en les observant ensemble pour la première fois. Ils étaient sa famille, la dernière chose sur laquelle il pouvait compter.
— Je suis en train de recueillir des informations concernant le Quasimodo descendu hier soir, fit Osborne depuis son computer. John Tuiagamala. A séjourné deux fois à la prison d’Auckland pour violences répétées. Six mois fermes et trois ans avec sursis. La deuxième fois pour la même raison. Récidive. Trois ans fermes : sort au bout de deux. C’est-à-dire en 95. La seule trace qu’on ait de lui est une fiche d’embauche aux docks d’Auckland, fiche signée par son employeur, au début de l’année 96. À vérifier. S’ajoute à cela tout un charabia concernant une enfance malheureuse, des parents violents, etc.
— Je m’en fous, coupa Jack. Ann ne me contredira pas : ce type n’a pas tué Carol. Ce Tuiagamala n’est qu’un homme de main, un épouvantail chargé de protéger le véritable tueur. Sans compter qu’il n’avait pas le physique pour séduire une fille comme Carol.
— D’accord avec vous ! ricana nerveusement la jeune femme.
Wilson arrêta de mâcher son chewing-gum ; le cynisme lui allait finalement à ravir. Osborne, en garçon sérieux, poursuivit son exposé.
— Le plus singulier est à venir : excepté cette fiche d’embauche, on ne sait plus rien sur Tuiagamala depuis sa sortie de prison. À partir de cette date, Tuiagamala ne s’est pas rendu aux services de réinsertion, n’a demandé ni obtenu aucune aide institutionnelle et n’apparaît plus dans les dossiers administratifs : chômage, logement, banque, sécurité sociale, médecine du travail, Tuiagamala a comme disparu de la circulation…
Wilson cracha son chewing-gum dans la poubelle. Joli tir. Jack rumina. Jolie vache. Ann gonfla le torse. Jolie paire de seins.
— Ainsi, même sa mort ne laisse aucune trace, résuma la criminologue sans forcer son talent.
— Exact. Le rapport de Mc Cleary nous en apprendra peut-être plus. Bon, et sa cabane au bout des docks ?
— J’ai accompagné l’équipe chargée de relever les empreintes, relaya Wilson, toujours à cheval sur sa chaise tournante. Son logement a été nettoyé : pas de papiers, pas de documents, pas d’indices, pas d’autres empreintes que les siennes. Et les vôtres, bien entendu.
— Tuiagamala était analphabète, suppléa Osborne. Ça explique l’absence de papiers chez lui mais pas sa façon de couper la tête des commerçants du coin…
Sourires d’atmosphère.
— Nous avons affaire à un fantôme, si je comprends bien… (Fitzgerald releva les manches de sa chemise.) Bon. Wilson, tu files à Wellington avec Ann. Elle t’expliquera ce que vous cherchez sur la route. (Wilson sourit à l’idée de passer une journée avec le petit génie de la criminologie néo-zélandaise.) Osborne, tu te charges des peintres. Ils ne sont plus que six sur ta liste. Va donc leur rendre une petite visite. Moi, je vais faire un tour sur les docks en attendant le rapport d’autopsie de Mc Cleary. Avec un peu de chance, il nous permettra de remonter la filière jusqu’aux complices de ce Tuiagamala…
Wilson fut le plus prompt à se lever. Dans ses yeux, une lueur bien en vie attendait la jeune femme comme à un premier rendez-vous galant.
Osborne lui adressa un rictus amicalement envieux : forcément, les peintres avaient moins de charme…
Bledisloe Freight Terminal. Jack sortait du bureau d’embauche des docks. Il avait trouvé la trace de Tuiagamala dans les fichiers : cette brute aurait bien travaillé un mois comme docker avant de disparaître de la circulation. Purement et simplement. Ben voyons. Personne ne savait ce qu’il était devenu ni ne s’en plaignait. De dépit, le Maori avait interrogé ses petits camarades. Même son de cloche : aucune nouvelle du géant depuis son départ il y a de ça un « paquet d’temps ». Seule information délivrée par un des anciens : Tuiagamala aurait bien habité une bicoque au bout des docks. Merci, les gars. Bref, chou blanc sur toute la ligne.
Il décida de passer à l’institut médico-légal où Mc Cleary découpait de la viande humaine, une musique de radio en sourdine. Un type cool, Mc Cleary : pas une espèce de fou furieux comme son ami, celui qui déboulait dans la chambre froide avec un air de dément à travers la figure.
L’impatience du policier fut mise à rude épreuve : Mc Cleary ne pouvait pas doubler le temps, ni la médecine. Il s’était d’abord concentré sur la hache avant de s’attaquer au cadavre. Jack le dérangeait en pleine boucherie : il faudrait attendre demain pour en savoir plus.
Demain paraissait une éternité pour Fitzgerald. Mc Cleary encaissa deux ou trois réflexions sans broncher. Ce n’était plus une question d’estime mais de temps. Pour le calmer, il délivra les premières conclusions de ses expertises : Mizo, le Thaïlandais, avait été décapité par une hache. Les empreintes étaient bien celles du géant maori. L’arme était usagée : Mc Cleary avait trouvé des résidus (résine de pin) sur la lame.
Jack tiqua : sur l’île du Nord, les pinèdes étaient rares.
Le coroner lui montra une marque incrustée sur l’épaule du macchabée : un cercle de tatouage bleu, marque indélébile finement gravée. Tuiagamala portait ces mêmes marques aux poignets, aux chevilles et aux fesses. Signification inconnue. Le dessin en revanche était superbe.
Jack prit une série de polaroids et quitta la morgue sans une blague, même nulle.
Il roula dans les rues d’Auckland, seul avec ses pensées. Ses équipiers étaient en vadrouille, il avait besoin de réfléchir. Cette histoire de pin l’intriguait. Un ancien docker comme Tuiagamala n’avait pas forcément la fibre pour les grandes pinèdes…
Décidé à tirer ça au clair, il passa le reste de la journée à répertorier les forêts riches en pins. Il téléphona aux gardes forestiers des environs dans l’hypothèse où l’un d’eux aurait eu connaissance d’un géant assez hideux traînant dans les environs. Pas de réponse.
Alors, il décida d’entamer des démarches auprès des tatoueurs locaux. Cette histoire de tatouages, oui, quand même, c’était bizarre…
5
Le jour tardait à rendre l’âme. Eva dormait, les cheveux tombés en flaques rousses sur l’oreiller alentour. Les paupières frémissaient mais le rêve vivait encore.
John était satisfait. La nuit avait été longue mais ils avaient fini par atteindre la plage de Karekare. Sa maison était maintenant celle d’Eva. Personne ne viendrait les chercher ici. Il lui avait promis. Eva n’avait pas protesté : un mensonge émis de bonne foi suffisait presque à son bonheur. En arrivant à l’entrée du site protégé, ils avaient rangé la Jaguar sous une bâche poussiéreuse comme de vrais bandits en cavale. L’idée en imposait. Eva était ravie : cela seul importait. En dépit de leur situation, un fol espoir les animait.
John lui avait montré sa maison, ce qui se résumait à peu de chose : une cuisine, une chambre avec un sofa, une cheminée, une petite salle de bains adjacente. Eva, fatiguée, avait tout trouvé très bien. Par la fenêtre, la vue sur la plage laissait présager des matins triomphants : les dunes noires, l’océan, énorme, le sable, sans les souillures civilisées des humains. À peine croiseraient-ils quelques surfeurs téméraires — pas du tout le profil du délateur moyen. Ici ils seraient heureux, même si au moment de se coucher John avait ressenti un malaise latent — toujours le même.