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— Pas pour le moment. Je te rappellerai dès que j’ai du nouveau concernant l’arme du crime. Mais avec les fêtes et les congés, ce ne sera pas avant demain ou après-demain.

— Hein ?

— Je suis tout seul ici et les laborantins sont tous en vacances. Ce soir, c’est le réveillon de Noël : excuse les gens d’avoir une vie de famille.

Jack saisit la perche.

— Au fait, comment va la tienne ?

— Impeccable. Les gosses n’en branlent pas une à l’école, ma femme trouve que je pue la mort et je viens de perdre mon chien.

— Lucky ?

— Oui. Enfin, pas si chanceux que ça : il s’est fait écraser en traversant la route…

Jack hocha la tête et se tourna vers Waitura. La criminologue méditait, genre sphinx face à l’armée de Marc Antoine.

— Bon, allons faire un tour sur la plage…

Elle acquiesça. Mc Cleary se frottait le menton à l’aide de son scalpel.

— Salut, Jack. Salut, mademoiselle.

— Madame, rectifia-t-elle.

Et Waitura fit un sourire narquois qui transformait radicalement son visage jusqu’alors austère.

Jack abandonna son ami d’un signe de la main et quitta les lieux après avoir laissé passer la jeune femme devant lui.

Il appelait ça de la « gentlemanie ».

3

Karekare. Une plage titanesque fouettée par les vents. Le sable était noir, les dunes rondes, les herbes d’un vert piquant. Planté dans l’océan comme une statue commémorant les noyés, un rocher s’élevait, véritable forteresse au milieu des éléments déchaînés. Et la mer, inlassable puncheuse, s’écroulait par paquets vivants sur la plage déserte. Ici, le courant était si fort que les surfeurs ne s’y aventuraient qu’à leurs risques et périls. D’ailleurs, si le décor était sauvage, les pancartes indiquaient aux novices qu’en ces lieux de démesure, mieux valait se faire tout petit…

Pour arriver chez John, une route abrupte serpentait à travers un bush épais, constitué de fougères géantes et de fleurs rarement domestiquées. Cette route, personne ne la remontait à vélo. Même la descente était dangereuse. Mais l’émotion était nette lorsqu’on découvrait la longue plage, cernée de loin par des monts fabuleux : Karekare.

En arrivant sur la droite, tel le gardien fatigué du parc naturel, une bâtisse que l’on aurait cru abandonnée faisait autrefois office de rest-house pour surfeurs suicidaires.

La maison de John : une bicoque au bois rongé par le sel. Deux pièces. Une pour manger, l’autre pour dormir. Le salon, c’était la plage. Le lit, la nuit sur la mer. La troisième pièce, sans fenêtre, était séparée du reste de la maison. Cette pièce, John l’avait construite pour peindre loin du bruit des corps, séparé par ce qu’il croyait être une armure miroitante…

John. Fils de l’âge du silence. Sans bruit, sans drame, il avait posé sa vie au bord de la société. Pas de papiers, pas d’assurances, pas de traces de factures, pas de téléphone et encore moins de fax ou d’internet. La maison appartenait à une vieille fille habitant aujourd’hui Sydney pour qui la bicoque n’avait aucune valeur. John la sous-louait à une agence de notariat qui, moyennant commission, reversait le loyer en liquide à la femme d’Australie. Cet arrangement durait depuis cinq ans : la propriétaire échappait ainsi aux impôts, l’agence prenait son pourcentage et John n’apparaissait sur aucun papier.

La maison fonctionnait grâce à un groupe électrogène, l’eau courante provenait du puits. Pour téléphoner, il allait au village — Piha, la bourgade voisine. Son seul véhicule, une moto de marque Yamaha érodée par le sel, n’avait même pas de carte grise. Quant au chauffage, la cheminée suffisait aux hivers toujours très doux.

John était seul. Seul avec sa maladie, seul avec sa conscience. Elle-même manquait cruellement de repères. Lui manquait de tout.

C’était un de ces matins radieux où le soleil, flânant encore à l’horizon, imprégnait chaque chose d’une lumière tendre et crue. Midi serait de canicule.

John, lui, travaillait dans la pièce sans fenêtre, coupé du reste du monde. Statue humaine, il observait le temps suspendu au bout de son pinceau. Bientôt, des petits dragons de lumière jaillirent de la terre, formant une épaisse toison d’argent sur le visage de femme endormie en contrebas de son esprit… Ses pensées s’articulèrent autour de la toile, vieille de quelques jours. Le visage de la fille semblait le regarder d’un air narquois : malgré la vitre teintée qui le séparait d’elle lorsqu’il l’avait peinte, c’était comme si le modèle avait saisi le tourment de l’artiste invisible. Et lui n’avait su que dégager la moue ironique de ce visage…

John souffrait d’épilepsie temporale. À l’instar de Dostoïevski ou Proust, il s’efforçait de mettre ce syndrome au service de fins créatrices. Toutefois, il lui était difficile de maîtriser ces crises : on le poursuivait, et ce « on », c’était toujours lui, avec ses angoisses, ses phobies. Rongé par la gangrène d’un ego décalcifié, John s’étiolait de jour en jour, à peine capable de marcher parmi les autres humains. À travers la peinture, une partie de sa personnalité cherchait à se procurer de manière fantasmatique des satisfactions auxquelles il n’avait plus accès dans la réalité.

John s’en rendait compte. Parfois.

Un vent glacé souffla dans son esprit, soutenu par le vacarme assourdissant des réacteurs d’un avion long, très long courrier. Qui sait ? Il le mènerait peut-être jusqu’à son passé… En attendant, l’homme observa son présent, englué dans la gouache. Le visage de la jeune fille était sans équivoque ; il ne pourrait plus se cacher longtemps. Signe annonciateur de tempêtes à venir, la commissure des lèvres se pinçait : mépris, rejet, indifférence face à la mort. Le tableau était presque achevé. Il ne manquait plus que le « John’s touch ! » comme il disait en rigolant. C’est-à-dire avec un peu de lucidité.

Allégorie de l’instant. L’homme saisit son pinceau, évalua ses maigres chances de réaliser une œuvre réaliste et, d’une main fébrile, peignit les formes et les couleurs de ces quelques mots :

Mon pauvre amour. Tu es une sépulture Un rêve morbide : Je m’endors en rupture Et tombe dans ton vide.

Bravo. Maintenant, le tableau était achevé.

Une pauvre chose, songea-t-il sans fausse modestie. Inutile de signer : on ne signe pas son arrêt de mort. John regarda le heï-tiki accroché au mur de la pièce, caressa ses formes sensuelles, déformées. Les yeux de nacre de la statue maorie l’observaient : des yeux de fou. Des yeux qui semblaient lui dire « Good morning, sir »…

Il passa de l’autre côté du miroir.

Encore un peu bouleversé par ce qu’il venait de voir de lui, le peintre erra un moment sur le parquet domestique de la chambre. La maison, tout occupée au silence, semblait l’écouter marcher. Derrière la vitre teintée, les yeux nacrés du heï-tiki le suivaient à travers la pièce.

On l’épiait.

John accrocha ses mains à la poutre du salon. La lame de rasoir qu’il portait autour du cou sortit sa tête coupante de sa chemise déboutonnée. Aussitôt, une nausée fit chavirer ses réminiscences et repoussa un peu plus son inconscient vers ses vieux sophismes… Le souffle court, John regarda le ciel lumineux qui soudain l’aveuglait. Une forme passa dans l’air du temps, une chose sans ailes qui disait : « Vivre, ou comment extraire le dard d’une guêpe en vol… »