L’infirmière fit glisser un lourd tiroir et extirpa de la paperasse la liste alphabétique des patients ayant occupé les lieux. Shelford chercha deux minutes, en vain.
— Non, cet homme n’est pas venu chez nous.
— Impossible ! trancha Ann. Il est certifié dans un rapport datant de 96 que Malcom Kirk a séjourné ici une dizaine de jours avant de partir à l’âge de sa majorité. Le docteur Gallager a signé son autorisation de départ. Où peut-on rencontrer ce docteur ?
Le visage asséché de l’infirmière se figea.
— Je suis désolée : le docteur Gallager est décédé.
Coup de tonnerre.
— Comment est-il mort ? poursuivit la criminologue.
— Un accident de voiture, il me semble…
Wilson réfléchit à toute vitesse. Shelford semblait nerveuse, le temps électrique. Il avait déjà ressenti ce type de sentiment : un automobiliste lui montrait des faux papiers, sa main tremblait juste un peu, ses yeux avaient une autre couleur, l’air était différent…
Wilson posa toute une série de questions, certaines capitales au milieu d’autres, chargées de brouiller les pistes. Shelford répondait parfaitement. Impossible de dire si elle mentait ou non. Il laissa tomber.
L’infirmière les salua d’un air coincé. Pas le genre de visage qu’on aimerait voir devant son bol de café le matin. Wilson maugréait face à ce qui ressemblait à l’échec — la jeunesse n’aime pas l’échec. Ann, quant à elle, ne dit rien — elle était certes jeune mais elle faisait plus que son âge. Ils quittèrent l’orphelinat spécialisé avec une drôle de sensation.
Même pris de vertiges, les buildings de la capitale semblaient pendus au ciel figé. Wilson et Waitura se rendirent au poste de police principal de Wellington. Là, ils apprirent que le docteur Gallager avait bien péri dans un accident de voiture en novembre 1996, soit deux semaines après sa notification du départ de Kirk. Le rapport de police mentionnait « éclatement du pneu avant gauche ». Le véhicule du médecin avait percuté un arbre. Mort sur le coup. Affaire classée. Célibataire, Gallager ne laissait derrière lui que le souvenir d’un homme anxieux, solitaire et professionnel.
Wilson gambergeait. Le toubib semblait réglo. Son décès n’était peut-être qu’une coïncidence. Pourtant, Ann n’y croyait pas. Gallager était mort pour une raison bien précise : trop de coïncidences, trop de hasards malheureux. Les fils blancs faisaient une pelote inextricable. Tuiagamala et Kirk avaient disparu de la circulation en 96, Gallager était mort en 96…
Ils remontèrent le fil de l’histoire d’après leurs maigres renseignements. On ne savait pas grand-chose de ce mystérieux Malcom Kirk : son apparition dans les fichiers des services néo-zélandais n’était due qu’à la mort de sa mère et son internement forcé dans un orphelinat spécialisé jusqu’à sa majorité — survenue trop tôt à leur goût. À part ça, aucune trace de Kirk. Nulle part. Son dossier avait même disparu de l’établissement où il avait séjourné.
Soudain, l’ordinateur neurologique de la criminologue s’arrêta net : Wellington. Bleinheim, île du Sud. Une heure de ferry entre les deux localités. Bleinheim, la ville où fut retrouvé le corps mutilé d’Irène Nawalu, la première victime, en décembre 1996. Toujours cette date. Hasard ou piste brûlante ? Qu’était devenu Malcom ? Pourquoi ne figurait-il sur aucune fiche de services néo-zélandais ? Pas de téléphone, pas d’adresse, pas la moindre allocation, pas d’amendes, pas de fichiers aux services de police, pas de numéro de sécurité sociale, rien. Hormis son passage éclair dans un orphelinat qui avait depuis égaré son dossier, Malcom Kirk n’existait pas. Pourquoi ?
Wilson rongeait son frein. Accablé de chaleur dans un bureau moite de la capitale, le policier ne rêvait plus que d’une chose : se jeter tête la première dans les vagues du Pacifique, avec ou sans la fille qui s’épongeait le front à ses côtés. Bon, elle n’était pas très belle, mais si elle insistait, Wilson ne voyait aucun inconvénient à ce qu’elle l’accompagnât dans les flots… Ann le sortit de sa rêverie : il était cinq heures de l’après-midi, les pistes s’arrêtaient toutes à la même date et les vagues oniriques de Wilson n’étaient qu’une supercherie masculine pour l’imaginer à demi nue.
Ils mangèrent un sandwich au commissariat central de Wellington avant de repartir pour Auckland ; la route était longue, ils n’avaient quasiment pas dormi de la nuit et l’énigme Kirk commençait à tarauder leur esprit. Wilson ne se plaignait pas : la promiscuité du voyage lui avait permis de sympathiser avec l’épatante Ann Waitura. Elle était plus jeune que lui mais faisait preuve d’une détermination au moins égale à la sienne, avec un petit plus : un don de perspicacité et une froideur technologique dans un cerveau qui tournait à plein régime vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Le policier de province pensait à tout ça, une main posée sur le volant, l’autre sur le rebord de la portière. La nuit était tombée et les phares qu’ils croisaient l’agaçaient. Sur le siège voisin, Waitura consultait ses fiches. Wilson n’était jamais tombé amoureux de qui que ce soit. Et surtout pas d’une flic. Il avait grandi dans un cadre familial rigide où aimer équivalait à une marque de faiblesse. Beau gosse, Wilson n’avait éprouvé aucun mal à suivre le code moral instauré par ses parents. Alors quoi ?
Les yeux luisant de fatigue, l’agent suivit la ligne blanche qu’engouffraient les phares de la voiture. Wilson avait toujours été seul. Même à deux. Ses notes au boulot étaient excellentes, il passerait sergent à la session de juin. Alors pourquoi son ambition sociale lui paraissait-elle ce soir totalement dérisoire ? Non : il n’était pas tombé amoureux d’Ann. Elle n’était qu’un révélateur. Mais il sut alors avec certitude que ses parents s’étaient trompés toute leur vie. À trente ans Wilson découvrait les problèmes existentiels, lui qui s’était toujours moqué des gens compliqués, et réalisait soudain, tout bête, qu’il n’avait plus envie de vivre seul : il avait envie de mourir à mille.
Un appel de Fitzgerald les tint en éveil jusqu’à Auckland : ordre de se retrouver à l’institut médico-légal à onze heures.
L’équipe se réunit autour d’un café, de ceux qui tordent le ventre — du pur Fitzgerald, plaisantèrent-ils en catimini. Ann et Wilson étaient arrivés à l’heure pour les premières conclusions du rapport de Mc Cleary. Osborne rentrait de sa tournée chez les peintres et, sans le savoir, venait de rater Eva White d’un cheveu. Cependant les pistes s’étaient resserrées dans cette affaire où les fantômes secouaient les chaînes de leur passé, où les spectres s’appelaient Eva, Elisabeth ou Judy…
Ils firent ce qu’on appelle le point.
Wilson dormait désormais chez Osborne, les gars ne parlaient plus que de l’enquête, très énervés à l’idée de la résoudre. Fitzgerald appréciait l’énergie de ces jeunes gens pleins d’avenir. Le briefing dura deux heures. Après quoi, chacun rentra sur son petit bout de terre fraîche.
Jack raccompagna Ann qui, à peine assise sur le siège de la Toyota, posa sa tête contre la vitre et s’endormit subitement. La fatigue avait finalement eu raison de son entêtement.
Le Debrett Hotel faisait la circulation à l’angle de Shortland Street. Comme elle somnolait, Jack lui secoua l’épaule. Réveillée en sursaut, la criminologue lui adressa un regard d’enfant fatigué. C’était la première fois qu’elle faisait son âge : ses traits s’étaient adoucis de manière surprenante et son nez légèrement épaté cherchait un coin d’oreiller frais. Elle l’embrassa sur la joue, ouvrit la portière et, sans un mot, tituba jusqu’au hall de l’hôtel.