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Jack la regardait, surpris. Bah ! après tout, elle n’avait que vingt-six ans…

7

Bordel, il avait fallu vingt-six ans ! Eva ne désirait pas grand-chose dans sa vie : juste quelqu’un pour embrasser ses larmes en trop, sa mort aussi. Oui, comme ça, ce serait parfait. Eva et John, John et Eva, c’est comme on voulait. Mais toujours les deux ensemble : merde, la vie leur devait bien ça !

Non, elle ne leur devait rien.

Eva se dévêtit sans pudeur dans la pénombre de la chambre. Son chemisier plana sur le dossier de la chaise. À demi nue, elle s’assit sur le lit où se tenait John, le type qui avait tué son mari, immobile dans son pantalon noir.

Eva voulait faire l’amour, il le sentait trop bien. Comment lui expliquer… Une mèche gouttait de son front, détail fuyant sur un regard oblique qui le testait de loin. Enfin la femme approcha, poitrine nue. Derrière la peau, ce cœur sentait le sang. John se contracta : Eva rampait maintenant sur lui, reniflait la chair, la bonne chaleur de la bête. Nue, effroyablement nue. Outre l’odeur du sang flottait une forte odeur de sexe, de femme, d’amour à deux, de membres emmêlés fouillant les entrailles. John ne bandait pas, il avait à peine la force de penser. On ne jouait plus, on ne trichait plus, ou alors mal.

Ils s’étaient échoués sur une île sans eau.

Eva plaqua John sur le lit. Sa bouche faisait mourir des baisers à petits pas trempés le long de ses côtes, il tentait de l’appeler mais elle ne l’entendait pas, trop occupée à défaire les boutons du pantalon : bien sûr, ils n’avaient jamais fait l’amour, bien sûr ils s’aimaient, alors quoi ? La main d’Eva plongea dans le pantalon entrouvert, goûtant la légère contraction du sexe chaud dans sa paume. Il grossirait, sa bouche rentrerait bientôt entre ses lèvres, elle crierait là tout ce qu’elle ne pouvait pas lui dire, il pénétrerait en elle.

Renaître. Retrouver l’air ingénu des petites filles quand on leur demande ce qu’elles veulent devenir plus tard. Et grandir. Eva voulait ça, et pour toujours — jusqu’à la fin lui suffisait.

Soudain la jeune femme stoppa ses jeux érotiques : John restait pétrifié sur le lit défait, le sexe mort. Idole inutile et sinistre, ses yeux roulaient sur le plafond, caméléon cherchant la mouche. Il ne respirait plus du tout, les mains agrippées aux draps, au bord des convulsions. Eva serra les dents de rage. Sa haine du genre humain se canalisa dans l’instant ; elle était maudite. Ses parents l’avaient abandonnée, sa beauté était une malédiction, un leurre génétique destiné à rendre sa vie plus atroce encore. John n’avait presque plus rien à voir là-dedans.

Trente-huit coups de gong. Sonnée pour le compte, Eva tomba sur l’oreiller. Lentement la déception fit place à une sorte de tristesse animale. La chaleur de l’autre seule les unissait : les odeurs ne s’étaient pas mêlées. En guise d’union sacrée, ils n’épouseraient que des regrets. John n’avait toujours pas bougé. Eva fermait les yeux, les flancs rejetés sur le côté du lit. Impuissante à son tour, désemparée, abandonnée.

Le temps marquait des points.

— Je suis désolé…

La voix de John ne pesait rien. Elle l’entendit parfaitement : cet homme était désolé. Alors, dans un éclair d’une implacable luminosité, Eva comprit qu’il était sincère. Jamais on ne l’avait aimée ainsi. Physiquement, Eva avait aimé bien des hommes. Jamais plus. Aujourd’hui, les choses se renversaient. Elle ne le lâcherait pas. Quitte à s’humilier. Elle réussirait. Et il saurait. Eva souffrait pour lui — l’événement était de taille : car si John ne pouvait pas la posséder, c’est qu’on devait lui avoir pris quelque chose de sacrément important…

— Je n’étais pas préparée à ça, finit-elle par dire. Mais tu peux compter sur moi, John : je serai prête à tout, tout le temps. Fais ce que tu veux, comme bon te semble. Je ne te le dirai pas deux fois, je ne suis plus la pute que je redoutais, mais rappelle-toi ça : quand le poison sera servi, je le boirai.

Eva n’était pas le genre de femme à abdiquer sans avoir combattu. C’est ce qu’elle voulut lui signifier. Il le saisit parfaitement. C’était bien là le problème.

8

Le petit matin vint dans un ciel de feu. Voûté sur son bureau, Fitzgerald décolla enfin ses yeux du dossier. Il s’étira, massa sa nuque. Ne pensant à rien — ou à tout en même temps — il eut alors envie de faire l’amour.

Il sourit et pensa à Helen. Qui était-elle depuis treize années de relations épisodiques ? Jack se rendit compte qu’il la connaissait à peine. Helen était devenue une sorte de nuit intemporelle ; il y consommait des bouts d’intimité avant de plonger, seul, dans l’abîme de ses propres cauchemars. Helen l’attendait depuis treize ans et lui n’en avait jamais rien su. La fatigue l’enivrait. Malgré sa vieille beauté, son sourire mélancolique (mais de quoi ?), cette femme restait la sœur sexuée dont il n’avait jamais eu besoin. Ce soir, peut-être. Il l’imagina, aima ses cheveux contre sa poitrine, ses mains habiles sur son corps, le sourire poli de son visage après l’amour, cet usage exclusif qu’elle lui réservait…

Une violente poussée de tendresse le mit debout. Il quitta le bureau dans un coup de vent : le parfum d’Helen flotta un moment dans l’air et se posa sur les pages lisses du rapport en cours.

Dans le jardin, les cigales chantaient à tue-tête.

*

Le soleil étirait ses premiers rayons sur la baie. À l’abri des rochers, les homosexuels de la ville s’étaient donné rendez-vous et s’enlaçaient sans gêne.

Jack remarqua qu’il portait encore sa chemise de la veille. Il allait faire l’amour à une femme et le matin lui parut… comme étrange.

La Toyota glissa le long du trottoir de Saint-Heliers.

Helen habitait un pavillon modeste qui lui appartenait dans un lotissement où les voisins aimaient se ressembler. Des fleurs ornaient chaque fenêtre, récemment repeintes en vert, quant au jardin, c’était un coin d’Éden parfumé par ses mains expertes.

— Qu’elle doit s’ennuyer ! soupira son vieil amant en dépassant la petite grille qui délimitait son territoire.

Il sonna à la porte. Bien sûr, elle dormait encore : Jack imagina sa mine renfrognée dans son peignoir, pensant avoir affaire à un postier pour d’improbables vœux de bonne année. Au lieu de quoi, Helen trouverait l’homme qu’elle aime pour la première fois de sa vie sur le perron de sa maison, avec un bouquet de fleurs dans les yeux pour unique présent — celui qu’il ne lui avait jamais offert.

Un pressentiment brisa ce moment d’harmonie factice. L’instinct. Il enclencha la poignée mais la porte était fermée. Prenant appui sur la branche d’un arbre, le Maori grimpa au balconnet. La vitre sauta d’un coup de coude. Les éclats se perdirent sur le parquet ; Fitzgerald avait déjà bondi dans le salon.

Ses yeux fous parcoururent les quelques mètres qui le séparaient d’elle. Helen reposait sur le tapis du couloir. Il reconnut le corps charnu de sa maîtresse, ses seins généreux et ses belles jambes. Sa fierté. Mais il ne reconnut pas son entrejambe : le pubis et les lèvres avaient été scalpés grossièrement, laissant une plaie béante au niveau du sexe. Le sang avait coulé abondamment, noyant les oiseaux du tapis coloré. Jack devint pâle comme un linge.

Voir avec sa tête. Le reste, pour plus tard.

Il s’agenouilla, les dents serrées pour ne pas crier, et posa sa main sur le tapis tout poisseux de sang. Il estima la mort à quelques heures environ, ce qui situait le meurtre aux alentours de minuit.