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Le vieil homme ne mentait pas, mais il y avait une drôle d’atmosphère dans son atelier…

Ils abandonnèrent le tatoueur maori aux secrets de South Auckland.

Dix minutes plus tard, la Toyota se garait sur un parking poussiéreux. Le Blackbird portait bien son nom ; des colosses aux joues tatouées en sortaient, déjà à moitié ivres. Ann se sentait mal à l’aise. Les hommes faisaient des allusions sinistres tandis qu’ils marchaient vers le hall. Fitzgerald les chassa du regard. Sans un mot, elle accepta le calibre .32 que lui tendit le policier avant de pénétrer dans l’arène. La criminologue tira sa jupe, soudain trop courte. Elle se sentait alors vraiment dans la peau d’une petite provinciale de l’île du Sud.

Le Blackbird était un gigantesque hangar où des planches sur tréteaux posées à même le bitume faisaient office de tables. Vu leur état, elles sauraient bientôt voler. Le comptoir traînait en longueur, tiré par des chopes de bière. Deux portiers épais comme des nuages surveillaient une clientèle agitée. La musique, du heavy metal aux paroles dégénérées, couvrait tout. Depuis les téléviseurs accrochés au plafond, des vidéos passaient, clips à la mode où des femmes mimaient l’univers du sexe devant l’air crétin de ses contemporains. Aux tables, les mâles buvaient leur éternelle Steinlager. Ici, pas d’étrangers. Les bandes se défiaient du coin de l’œil, n’attendant qu’un geste du camp rival pour en venir aux mains.

Ann se tenait près du policier, impassible sous son masque de femme « qui en a ». Les hommes la dévisageaient, la plupart ricanaient. Ni sa science ni son intelligence n’auraient le moindre recours ici. Et elle détesta ça.

Fitzgerald scruta l’assemblée, des jeunes en blouson de cuir, franges et bottes de moto. Le métis était un type comme eux, sauf qu’il avait décidé d’être flic. Un traître, en somme.

Il ne répondit pas aux regards insultants, attrapa une jeune Polynésienne par le bras et lui demanda avec qui traînait Tuiagamala. La fille, farouche, dégagea vivement son bras et, en guise de réponse, se tourna vers une table à l’écart.

La table de Zinzan Bee.

Jack connaissait l’homme de réputation. C’était une sorte d’incontournable dans la communauté maorie. Une longue tresse jaillissait de son crâne rasé et descendait dans son dos comme un serpent mort. De profondes rides marquaient ses traits effilés mais l’aspect de sa peau brune semblait parfaitement lisse. Zinzan Bee portait un simple gilet de cuir sur sa peau cerclée de tatouages. Un sourire ironique gravitait sur son visage dont les joues, elles aussi tatouées, donnaient à ses yeux une expression singulière.

Fitzgerald évalua l’adversaire, seul face à sa Steinlager. Sous son gilet de cuir, le Maori avait conservé un corps de jeune homme ; les muscles saillaient à chaque mouvement. Jack remarqua l’un des tatouages : ils figuraient sur le corps de Tuiagamala. Le dessin, assez obscur, ressemblait à une figurine polynésienne, une figure grimaçante…

Ann les avait vus aussi, mais choisit de rester à l’écart.

Le Maori sourit à la vue de la criminologue et les invita de la main à s’asseoir. Sur la table, une bière entamée et un cendrier où gisaient quelques tickets usagés. Les détails.

— Je vous attendais, lança Bee en guise de préambule.

Jack frémit dans sa chemise soudain moite.

— Vous savez pourquoi je suis là ?

— Je m’en doute, rétorqua l’homme. J’imagine qu’un flic, car vous avez une tête de flic, a besoin un jour ou l’autre de renseignements concernant notre communauté… (Il sourit brièvement dans sa bière avant d’ajouter :) Vous venez au sujet de Malcom Kirk, n’est-ce pas ?

— Vous connaissez cet homme ? grinça Fitzgerald.

— Lui me connaît sûrement, répondit l’autre.

— Qu’est-ce que vous savez au sujet de Kirk ?

— Ça dépend de ce que vous cherchez.

— Il s’agit bien de cet homme ?

Il montra la photo laser de l’adolescent. Zinzan Bee eut à peine un regard.

— Sans doute. Les photos ne montrent que ce qu’elles ont envie de montrer. On ne sent rien, ou pas grand-chose…

L’homme se situait visiblement au-dessus des basses contingences humaines mais ses yeux noirs sombraient dans un abîme sans fond. Jack connaissait.

— Trêve de mystère. On dit que vous connaissez tout le monde ici. Vous savez où se trouve Kirk ?

Le Maori se fendit d’un sourire supérieur. Impossible de savoir si ce type était un sage parmi les sages ou un dégénéré.

— Je suis désolé de vous décevoir mais Malcom n’est plus de ce monde.

En retrait, Ann ouvrit des yeux ronds. Kirk mort, c’était leur meilleure piste qui s’envolait.

— Vous voulez dire qu’il est mort ? lâcha Fitzgerald. Quand est-ce arrivé ?

D’un geste aveugle, Zinzan Bee commanda une nouvelle bière.

— Je n’ai rien de plus à vous dire.

Ann retenait son souffle. Jack remarqua alors un ticket de ferry au milieu du cendrier, un ticket oblitéré de couleur bleue.

— Et Tuiagamala ? Vous le connaissez comment ? demanda-t-il en formulant une vraie menace.

— C’était un imbécile. Et je n’ai pas l’habitude de frayer avec les imbéciles.

Ann se tordait les doigts sous la table. Ce type lui filait une frousse inexplicable. Un viol cérébral. Bee était le lien entre toutes les affaires : il savait, maîtrisait, dictait et commandait tout.

— Ne faites pas l’idiot, grogna le policier.

Ses yeux cherchaient à lire la destination du ticket de ferry sans y parvenir. Zinzan Bee coupa net son torticolis visuel.

— Je crois que vous ne comprenez pas bien : c’est à vous de ne pas faire l’idiot, répliqua-t-il sur un drôle de ton.

Ses épaules avaient l’épaisseur d’une racine centenaire. Ann se tourna vers le bar et nota que les hommes s’étaient rapprochés de la table. Ils étaient une trentaine, de tous âges, de toutes bandes, comme regroupés autour de Zinzan Bee. Jack hésita : au moindre geste, ces types lui sauteraient dessus. Même seul, il avait peu de chances de s’en tirer. Avec Ann, c’était pire.

Les colosses se tenaient prêts, bras ballants le long des hanches. Mauvais signe chez les voyous.

— Ne prenez pas ce risque. Pas avec elle, insinua Bee en désignant la jeune femme. Malcom Kirk nous a quittés il y a cinq ans environ. D’ailleurs, vous devriez l’imiter. Un changement de peau ne vous ferait pas de mal !

Et il partit d’un rire tonitruant.

Les policiers échangèrent un regard circonspect. Zinzan Bee continuait de rire comme si ce qu’il venait de dire avait quelque chose d’irrésistible. Alors Jack le saisit par le cuir de son gilet. C’était plus fort que lui. Seulement Fitzgerald n’était pas sur les docks à chercher qui frapper. Il y eut un mouvement dans leur dos ; six hommes, tous maoris, s’étaient approchés dangereusement. Le policier reconnut trois des jeunes qui l’avaient cherché au Corner Bar, fouina dans les ombres et trouva celui à qui il avait troué le pied, engoncé dans une sorte de plâtre confectionné à la main… South Auckland. Tout venait donc d’ici. Sans se concerter, les hommes arrachèrent leur pompe-sueur, laissant découvrir leurs incroyables tatouages, et se mirent en position de haka. Waitura se tint sur la défensive. Jack lâcha Zinzan Bee.

Il y eut alors un cri formidable, féroce, sauvage, chant guerrier accompagné de grimaces traditionnellement destinées à faire fuir l’ennemi.