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À bout de souffle, les jambes comme un tas de chiffons, Jack jaugeait l’ennemi : un filet de sang coula depuis sa bouche charnue. Les poumons étaient touchés. Le Maori se mit à râler, une main sur le thorax, les yeux roulants.

Cet homme allait mourir.

Le policier extirpa la photo de Kirk de sa veste. Comme sa mâchoire était cassée, Jack se demanda s’il pourrait parler. Il présenta la photo à sa face grimaçante :

— Qui c’est ce type ? (Comme il n’obtenait pas de réponse, il le saisit par le col de sa chemise :) Bon Dieu, tu vas crever ! Dis-moi ! Qui c’est ?

Le visage de l’homme se transforma. Il eut un mouvement de recul, comme si cette photo le terrorisait :

— Moe… moetotolo.

Jack crut un instant retomber en enfance, quand, au coin du feu, le grand-père de Polynésie racontait la vie sur son île lointaine. Moetotolo, cet amant qui se glisse dans le lit des jeunes filles pour la glorieuse défloration…

— Et la fille ? s’égosilla-t-il. Qui c’est, cette fille ?

Il secoua le Maori, en vain : l’homme articulait des sons mais ce charabia restait incompréhensible. Il étreignit une dernière fois sa chemise sanguinolente mais l’homme venait de sombrer dans un coma qui l’enverrait ailleurs pour un aller sans retour.

Fitzgerald mit trente secondes pour se lever et dix de plus pour réaliser qu’il fallait vivre encore — et plus vite. Le temps de se rappeler l’existence de la femme sur la terrasse.

Le cuir chevelu arraché, les vêtements couverts d’épines, il traça le bush sans penser à rien. La peur collait encore à la semelle de ses chaussures quand il grimpa les marches et atteignit le salon. La chaleur était accablante malgré les fenêtres ouvertes mais il n’y avait plus personne ici.

Fitzgerald abandonna toute idée de poursuite.

Il tenta de rassembler ses esprits mais c’était plus fort que lui, il ne pensait plus qu’à une seule femme, malgré tout ce qu’il venait d’endurer, malgré Helen, c’était Eva qui tremblait dans l’auréole du mauvais rêve. Plongé dans la contemplation de ses pieds, Jack revint à la réalité. Que lui arrivait-il ? Quand il se leva, l’air lui donnait le tournis. Il poussa la porte de la chambre et repéra un lot de barrettes sur la table de nuit. Dans les placards, accrochés à des cintres, d’autres robes, des jupes, des pantalons collants, des chemisiers… Les tiroirs aussi regorgeaient de dessous féminins.

Kirk n’aurait donc jamais vécu ici ? On lui avait tendu un piège, Zinzan Bee avait chargé un tueur de l’éliminer mais qui était cette fille ? Elle était pourtant mêlée à la mort de Carol, le tueur la protégeait, mais de quoi ?

Il inspecta la salle de bains ; sur la tablette, diverses crèmes s’étalaient au milieu d’un imposant matériel de maquillage : fond de teint, rouge à lèvres, faux cils, mascara, poudres, pinceaux… Il pensait de nouveau à Eva en retournant sur les lieux du crime — le sien. Jack fouina par terre et trouva enfin son émetteur. Rictus de déception : le Maori avait tiré juste. De l’émetteur, il ne restait plus qu’une poignée de puces électroniques et un quart de boîtier usagé. Quant au tueur, il n’avait évidemment aucun papier sur lui…

Il rebroussa chemin jusqu’à la route mais, comme prévu, la Ford avait disparu : Ieremia s’était volatilisé.

*

Le ferry coupa les moteurs. L’océan n’était plus qu’une lente glissade vers le port d’Auckland. Debout sur le pont, Jack Fitzgerald se massait le visage, épuisé par cette journée qui avait bien failli lui coûter la vie. Il avait perdu un temps précieux, à commencer par les quatre kilomètres qu’il dut effectuer à pied avant que la voiture d’un riverain daignât l’emporter jusqu’à Surfdale. Le bureau de Ieremia était évidemment vide : d’après un autochtone interrogé à ce sujet, Ieremia n’aurait pris son poste qu’au début de la semaine… Jack avait téléphoné à sa partenaire, naturellement inquiète, afin qu’elle vînt le chercher au dernier ferry.

Il arrivait enfin, dans un état proche de la paranoïa : le meurtrier de Carol était protégé par des forces beaucoup plus puissantes que lui. Cette histoire puait la trahison, la haine et la mort. Depuis le début. Il quitta le quai bondé du port : garée contre le trottoir de K. Road, Ann attendait à bord de la Toyota. Elle aussi paraissait tendue. Ils se saluèrent brièvement. La criminologue descendit l’avenue tandis que Jack lui contait son arrivée à Surfdale, Ieremia, la fille qui habitait là-bas, le tueur qui l’attendait, son appel dans l’émetteur et cette histoire de moetotolo…

— Moetotolo ?

— Une vieille pratique a priori oubliée, expliqua-t-il. Dans les villages perdus des îles du Pacifique, le viol n’existait pas. En revanche, la pratique du moetotolo était monnaie courante, et même un titre de gloire pour les amants : il s’agissait de se glisser dans la couche d’une vierge et d’y voler sa virginité. L’amant se transformait alors en une sorte d’esprit de la nuit ; en fait, c’est plus un jeu qu’un viol. Si la jeune fille trouvait le moetotolo à son goût, elle se laissait faire, quitte à crier au moetotolo le lendemain matin. Quant à l’amant, il sortait grandi de l’épreuve, possesseur de la précieuse virginité de la jeune fille, mais à ce petit jeu gare aux maladroits : le moetotolo qui ne sait pas bien s’y prendre, au physique repoussant ou trop bruyant lors de son intrusion dans la case, était immédiatement puni. La vierge se mettait alors à hurler en pleine nuit, réveillant le village afin que tous voient le moetotolo démasqué. Honte suprême pour l’amant malhabile aux choses de l’amour, ridiculisé devant son peuple, battu parfois, et la plupart du temps chassé du village…

— Quel rapport avec la fille dont vous parlez ?

— Je ne sais pas. C’est bizarre. Quelque chose ne colle pas dans cette histoire.

— Vous croyez que cette fille était une vierge ?

Il haussa les épaules.

— Ce qui est sûr, c’est que Ieremia, le flic de Surfdale, est dans le coup. Il a dû s’échapper avec la fille.

— Tout ça n’a pas de sens.

— C’est vrai. Je vais mettre Osborne sur le coup. Je ne sais pas d’où vient ce flic mais tout ça ne me plaît pas. Pas du tout. (Il se tourna vers elle :) Bon, et vous ?

La criminologue livra les derniers résultats de ses enquêtes. Bilan : les dossiers de Tuiagamala et Bee s’arrêtaient à la même date : 1996. L’année du premier meurtre. Toujours la même date.

La voix de Wilson dans la radio coupa alors leurs réflexions.

— J’ai le rapport complet de l’autopsie de Tuiagamala, feula le policier. Mc Cleary est formel : on a retrouvé… on a retrouvé de la chair humaine dans son estomac.

— Une piste ?

— La chair humaine a été ingurgitée environ six heures avant que vous n’abattiez Tuiagamala. D’après Mc Cleary, il s’agit de morceaux provenant du fessier et des cuisses. Comme la viande était déjà faisandée, on imagine que la victime a été tuée il y a environ quarante-huit heures.

— Kirsty, marmonna Jack entre ses canines.

— Ou Katy, déglutit Ann.

— Quoi d’autre ?

— Après examen, Mc Cleary a relevé de la résine de pin à la racine des cheveux de Tuiagamala. La même que sur la hache. Vous savez qu’il existe peu de pinèdes sur l’île du Nord. Mc Cleary a mis du temps à le trouver mais cette résine proviendrait d’un arbre qualifié de « pin maritime ».

Jack s’était renseigné la veille sur les pinèdes alentour. Soudain une lueur illumina son visage.