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— Waikoukou Valley. C’est l’endroit le plus proche où l’on trouve cette sorte de pins.

Il avait potassé son sujet. Waitura frissonna sur son siège. Fitzgerald l’avait incluse à son équipe mais il lui cachait quelque chose.

— Qu’est-ce qui se passe maintenant ? gloussa Wilson depuis l’émetteur.

— Il faut quelqu’un pour démêler le sac de nœuds de Waiheke. Osborne s’en chargera. Toi, rejoins-nous à Waikoukou Valley. Je crois qu’on ne sera pas trop de trois, conclut le policier d’une voix glacée.

Wilson émit un grognement satisfait. Il allait enfin opérer avec son boss.

10

Karekare. Eva longea le gros rocher qui surplombait la maison. John l’attendait sur la terrasse, un matériel de pêche posé sur le sable. Le visage de l’assassin était encore rougi par la plongée mais elle le trouvait très beau dans sa combinaison sans manches.

Eva était complice d’un meurtre, exilée avec un type malade et tout allait pourtant parfaitement bien.

Edwyn avait sombré corps et biens dans sa mémoire, ce grand fourre-tout où elle évitait de ne jamais rien chercher. C’était comme s’il n’avait jamais été, ni son mari ni même un homme. En guise de remords, Eva n’éprouvait rien. John l’avait ensorcelée.

« Ça me donne du vent ! » pensa la jeune veuve en descendant jusqu’à la maison où John attendait, un panier à l’épaule.

— Tu as ramené quoi ?

— Des langoustes ! répondit-il en faisant gesticuler les gambettes mal épilées des crustacés.

Dans les yeux d’Eva, le bonheur se payait en langoustes. Il dit :

— Tu as faim ?

— Oui. Mais il faut les tuer avant, non ?

— Oui. Tu vois, c’est comme le bonheur.

Il sourit. Eva repensa au flic venu la veille. Elle n’avait rien dit à John — pas envie.

Tandis qu’ils marchaient vers la cuisine, Eva remarqua pour la première fois la figure d’une statuette maorie accrochée dans un coin de la terrasse.

— Tiens ! Qu’est-ce que c’est ?

— Un heï-tiki, répondit John. « Heï » pour pendentif, « tiki » pour humain.

— C’est une amulette, non ?

— Oui. Les Maoris s’en servaient comme cadeau de bienvenue, la chose la plus estimable que l’on pouvait offrir. Travailler la pierre rare ou l’os demandait des semaines. Les significations de cet objet sont multiples. Les Maoris mettaient le heï-tiki à l’entrée de leur case pour éloigner les mauvais esprits.

— Il y a des mauvais esprits ici ?

— Plein !

Eva observa l’objet grimaçant d’un œil circonspect. Elle comprenait que les mauvais esprits déguerpissent devant une trogne pareille.

— Les hommes sont-ils rendus si bas ? murmura-t-elle pour elle-même.

— Tu connais peut-être cette légende grecque ? Les dieux auraient créé les hommes en commençant par les meilleurs. Ceux-là travaillaient l’or. Puis ils sont descendus dans la hiérarchie : d’autres hommes ont travaillé l’argent, mais ça marchait moins bien. Alors une nouvelle génération a travaillé l’airain, puis une autre, l’héroïsme. La dernière génération est la nôtre : elle travaille le fer. La nature de ces hommes est si maligne qu’ils ne connaissent pas de répit, condamnés à travailler et à souffrir. Ils deviennent de plus en plus mauvais : les fils sont toujours inférieurs aux pères. D’après cette légende, un jour viendra où leur perversité les amènera à adorer le pouvoir : ainsi, ces hommes perdront le respect du juste et du bon. Et quand plus un ne sera indigné devant le mal, la souffrance d’autrui, les dieux les détruiront. À moins que le petit peuple ne se révolte un jour.

Eva se taisait.

— Le vieux Maori qui m’a vendu ce heï-tiki m’a raconté des histoires similaires sur cet objet. C’était étrange…

Son regard s’évada. Eva raccrocha la statuette au mur, bien décidée à devenir l’esprit bienveillant de cette maison.

— Tu crois qu’on vivra traqués ?

Sa voix pesait des poussières.

John posa doucement sa main sur sa joue.

— Ne t’en fais pas. Nous ne les laisserons pas faire ça.

Eva serra les dents, avec plaisir : il y avait dans son regard une lueur maladive — la vie.

*

Le bush s’étendait sur les hauteurs. Une petite route serpentait à travers la végétation, reliant Karekare à Piha Road. Cernée de monts forestiers, la plage se distinguait encore en contrebas mais le bruit des vagues se dissipait. « De là-haut », John lui avait assuré que la vue serait superbe.

Ils avaient quitté le chemin depuis un moment et s’enfonçaient à travers la forêt. Dans leur dos, le sentier disparaissait sous les fougères géantes. L’atmosphère chargée d’insectes laissait échapper des odeurs bizarres, proches des sensations. Exténuée après la montée, Eva s’était arrêtée au milieu du chemin. John se retourna. Et la sentit enfin. L’odeur. Celle du monde. Il fallait le faire. Le vieux Maori avait raison : le faire avant que tout ne soit trop tard, le faire avant que les hommes ne détruisent tout, la nature et les enfants à venir, eux surtout.

John avança vers la femme. Il cachait quelque chose dans son dos. Eva eut peur, car le regard qui la fixait n’était plus celui d’un homme : il était ce gosse androgyne laissé en pâture sur la dune de son enfance, quand les vagues cognaient dans sa tête, quand Betty l’avait écrasé de tout son mépris. Impuissant. Le fantôme de sa conscience l’avait touché, meurtri, humilié. John n’était plus maintenant qu’une grimace effarée aux mains tremblantes, des secousses rapprochées qui faisaient rouler ses yeux. La lueur bleue jaillit et se ficha dans son crâne : il ne devait pas crier, c’était interdit. La lumière fouilla. Le visage de Betty apparut en kaléidoscope, angélique avec ses quatorze ans, ses joues rondes et ses cheveux blonds crasseux tombant sur les épaules. Il l’aimait. Elle aussi l’aimait. Elle lui avait même murmuré : « John, je veux que tu sois le premier à me faire l’amour… » L’adolescent avait baissé la tête. Jamais on ne lui avait dit une chose si belle et si terrible. Mais tout s’était brisé, cassé, arraché, dilapidé, pulvérisé. Le kaléidoscope tourna à toute vitesse et fonça vers le cœur de la lumière bleue. L’œil du cyclone. Betty disparut dans un cri, happée par la mer électrique.

— John, ça ne va pas ?

Mais sa voix manquait de tout. Elle recula d’un pas : il tenait dans sa main une sorte de trique. Eva resta pétrifiée. Une statue vivante. Un modèle… John fit un effort surhumain pour repousser la crise. Il passa la branche entre ses cuisses, redessina l’arrondi de ses formes, ce corps immobile, palpable, soulevé par la peur qu’il lui inspirait.

— Oh ! John ! Je t’en prie…

Le bras de son amant allait s’abattre sur elle. Eva, en croisant ses yeux vides, succomba à la panique : elle recula et aussitôt s’enfuit vers le bush. En trois enjambées, John la rattrapa, la saisit par le bras et l’envoya valdinguer contre un arbre. Maintenant, elle était prête.

Dans un bref sifflement, la trique cingla sa cuisse. John grimaçait. Eva crut reconnaître la face immonde du heï-tiki de la maison. Elle subit. Et cria. Trois fois. Mais ne plia pas. John, lui, chancelait. Il cligna des yeux, finit par lâcher la branche et se retint au tronc de l’arbre. Les paupières lourdes, le sexe dur, son odeur forte dans les narines. Sueur et sperme. La chaleur de la bête.

Absent, John regardait ses mains : elles tremblaient, tout au moins coupables. Non, ce n’était pas lui. Pas lui.