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Toujours adossée, Eva se mordait les lèvres. Il fallait tenir le coup, ce type était sa seule façon de vivre. John posa ses mains sur la gorge dégagée que la jeune femme lui tendait en sacrifice. Il ne pensait à rien. À rien de présent. Ses doigts s’enfoncèrent dans la glotte. Eva ne tenta aucun geste mais son regard ne quitta pas l’assassin : les yeux dans les yeux, la mort avait plus d’attraits. Son souffle raccourcit. Les oiseaux s’étaient tus, flairant le danger. John serra. Elle gémit :

— Alors ?

Le temps resta pendu au gibet de ses mains. Enfin les doigts se rétractèrent. Le bon air de la planète afflua dans la gorge d’Eva. Plaquée contre l’arbre, elle avait attendu le jugement de sa vie, il venait d’être donné : « non coupable ».

Il avait fallu vingt-six ans. Eva s’était fourvoyée. Sur toute la ligne. La malédiction n’existait pas. Elle n’avait jamais existé.

John s’agenouilla, déchira d’un geste gauche le maillot de la femme et enroula ses bras autour de ses cuisses. Eva le laissa faire. Il se battait bien. Doucement, elle caressa ses cheveux tandis qu’il tentait tout dans le creux de ses jambes.

Une larme, puis deux tombèrent sur le tapis de mousse.

*

Une lame de lumière s’effilait depuis les volets de la chambre. À l’ombre lourde de la lune, la chaleur de l’été s’évaporait. Eva dormait, allongée sur le lit.

De l’autre côté de la cloison, John veillait. Dans l’atelier secret, une odeur de gouache et d’huile exhalait des pots, la plupart séchés. Une lampe à pétrole éclairait cette pièce exiguë sans fenêtre.

John avait l’habitude d’amener des modèles chez lui — des femmes exclusivement — mais aucune n’avait jamais vu le résultat de ses travaux. Elles auraient d’ailleurs été déçues : il ne peignait qu’une vision défaite de la femme, de l’amour et de sa condition. John sélectionnait ses modèles au hasard. Il repérait une fille, la suivait, puis lui envoyait une note explicative. La plupart du temps, les filles suivaient ses instructions sans poser de questions : elles venaient ici, restaient deux heures et disparaissaient jusqu’à la séance suivante avec cent dollars en poche. Des femmes de tous milieux sociaux se rendaient ici.

Aujourd’hui, Eva était le modèle. Elle serait son chef-d’œuvre.

Seul devant la toile, John attendait l’instant. Eva tenait les draps poings serrés et il l’aimait éperdument, cette femme à qui il ne pouvait faire l’amour. John ne pouvait plus supporter son impossible hétérosexualité, il ne pouvait plus se supporter. Oui, il était temps d’expier le mal. Vite. Ça lui courait déjà dans les veines, ça démangeait, tous ces petits picotements sous la peau…

Il saisit une lame de rasoir et s’ouvrit le poignet. D’un coup sec, la veine se fendit. Un flot de sang gicla sur la toile avec une vigueur surprenante. Automutilation pour punition, scarification, sang pour inspiration. « Un sang d’encre ! » fit-il en ricanant. Car depuis quelques jours le mal commençait à se faire plus présent.

La lampe à pétrole envoyait des signaux de fumée au plafond. John n’eut guère à presser sur la blessure : une flaque vermeille inondait déjà la toile vierge. Il saisit un pinceau à poils fins et le trempa dans cette gouache encore tiède. Enfin, il commença à peindre. De manière frénétique. Plus rien ne comptait.

— Ce soir, j’achèverai mon œuvre ! fit-il en brandissant le pinceau maculé de rouge.

Le peintre se concentra derrière la vitre teintée, évalua la cambrure des reins sans prêter attention au liquide qui gouttait de son poignet. Eva était magnifique. Le tableau prenait forme dans son esprit.

Il travailla jusqu’à l’aube.

Le résultat fut à la mesure de son état psychique.

Délirant.

L’œuvre était achevée. Il ne savait pas si c’était bien, en tout cas c’était vital.

Le travail l’avait mis dans un état de fatigue exquis et le sang coulait toujours de sa blessure. Le tableau était fini : il fallait y survivre.

John s’empara d’une aiguille et passa un fil dans le chas. Il pensait à tout. À rien. Au temps. Ses bousculades. Avec une minutie très discutable, il recousit la blessure à vif. L’aiguille s’enfonçait aisément dans sa peau et la souffrance ne lui faisait pas peur : son corps n’était pas le sien.

Le sang coulait beaucoup moins maintenant. Un vrai travail d’artiste. Alors, il se tourna vers la chambre : Eva, à la lueur de la lune, semblait belle… Belle et bien morte.

11

La nuit tomba sur Waikoukou Valley. Les cratères de la lune faisaient des taches d’encre sur le buvard cosmique. Jack et Ann avaient suivi le labyrinthe de sentiers forestiers qui filaient à travers les arbres, questionnant au passage les bûcherons ; l’un d’eux finit par leur indiquer le domicile présumé de Tuiagamala. Le géant habiterait quelque part dans le bush, entre fougères géantes et pins serrés en un vaste môle tournant. À pied et selon les estimations du garde forestier, ils en avaient pour une demi-heure environ.

Très vite, le chemin s’avéra impraticable pour une voiture ; ils laissèrent donc la Toyota à la lisière du bush et s’équipèrent en vue d’une marche forcée : lampe-torche, boussole, quelques armes de poing et un nouvel émetteur qui les relierait les uns aux autres. Si Jack était habillé pour la circonstance (chaussures souples, pantalon noir et veste légère), Ann Waitura avait toujours ses talons plats et son tailleur. Ils feraient avec.

Comme convenu, Wilson les avait rejoints au crépuscule. Il portait son uniforme de service, un revolver à la ceinture, une matraque et des menottes. Jack avait confiance : Wilson avait le visage des hommes prêts à l’action.

Ensemble, ils élaborèrent un plan d’investigation des lieux. Ça restait évasif, mais Fitzgerald n’avait pas le temps de dépêcher un escadron pour ratisser la pinède. Le vrai domicile de Tuiagamala se situait quelque part dans l’obscurité.

Wilson disparut le premier sous la voûte des épineux.

Jack bourra ses poches de balles calibre .38, vérifia le bon fonctionnement de son arme et fila d’un pas rapide à travers le bush. La jeune femme eut toutes les peines du monde à le suivre. Ils s’enfoncèrent sous les arbres, l’attention portée sur les bruits de la nuit, plus troublants à mesure qu’ils pénétraient l’obscurité. Le tailleur s’accrochait aux ronces, déchirant çà et là le lin de sa jupe. Lui continuait de marcher comme si de rien n’était. Bon gré mal gré, ils se frayèrent un passage dans la forêt. Les oiseaux créaient des monstres alambiqués sous les feuillages et des démons obscènes semblaient les observer depuis les cimes des arbres. Les opossums les regardaient passer en ouvrant des yeux ronds.

Ann pressa le pas : Jack avait pris de l’avance et elle ne tenait pas à rester seule en retrait. Trop occupée à surveiller ses propres pas, elle buta contre son partenaire : le policier avait stoppé au milieu du chemin.

— C’est ici…

Son souffle n’avait été qu’un murmure. Derrière une fougère démesurée, on devinait une cabane de bois vétuste prolongée par une grange où s’entassaient des piles de rondins et des outils — tout un matériel de bûcheron. Jack s’était arrêté car une lumière filtrait de la cabane. Tuiagamala ne vivait donc pas seul.

— Ann, tu restes là. Je vais y aller. Fais-moi plaisir, sors le flingue que je t’ai donné. Cache-toi et observe. Compris ?

Elle acquiesça d’un signe de tête et se glissa derrière l’énorme fougère en bordure du chemin. Sa dernière vision fut celle d’un homme aux abois disparaissant dans l’obscurité. Une terreur inexplicable lui nouait le ventre. Elle avait peur pour sa vie, celle de Jack…